Camille Claudel

Camille Claudel

La rencontre Claudel-Rodin


CIRCONSTANCES DE LA RENCONTRE

Sur le conseil de son ami Alfred Boucher, sculpteur reconnu, Louis-Prosper Claudel envoie sa famille à Paris pour que sa fille Camille puisse bénéficier d’un enseignement artistique.

Inscrite aux cours de l’Académie de la Grande Chaumière (l’École des Beaux-Arts était alors interdite aux femmes), Camille Claudel loue en 1882 un atelier rue Notre-Dame-des-Champs, qui accueille bientôt d’autres femmes sculpteurs, en particulier des Anglaises, parmi lesquelles Amy Singer, Emily Fawcett et Jessie Lipscomb. Alfred Boucher corrige de temps à autre le travail des demoiselles, mais lauréat du Prix du Salon, il doit partir pour l’Italie dès 1882 et cherche donc un remplaçant. Le soutien qu’il a apporté à Rodin quelques années plus tôt lors de l’affaire de l’Âge d’airain a créé une amitié sincère entre les deux artistes, et c’est tout naturellement que Boucher lui confie ses jeunes élèves. Les premières œuvres que Camille Claudel montre à Rodin lui font forte impression : le buste de la Vieille Hélène, au réalisme pathétique, et Paul à 13 ans, traité dans un style plus classicisant.

César, Portrait de Camille Claudel, vers 1884, © Musée Rodin, Ph. 527

PRATICIENNE, ARTISTE...

Recevant au début des années 1880 ses premières commandes importantes, Rodin s’entoure alors de praticiens afin de se constituer un atelier, que Camille Claudel intègre vers 1884. L’incertitude demeure quant à la nature exactes des travaux dont elle est chargée, mais il semble qu’elle exécute surtout des morceaux difficiles, comme les mains et les pieds des figures destinées aux sculptures monumentales (en particulier La Porte de l’Enfer). Il s’agit pour Claudel d’une période de formation sous la direction de Rodin : elle assimile la théorie des profils et comprend l’importance de l’expression. Parallèlement, elle poursuit ses propres recherches, répond à ses premières commandes et cherche à se faire reconnaître au Salon. De 1882 à 1889, Claudel expose régulièrement au Salon des artistes français, essentiellement des bustes et portraits de son entourage. Grâce à Léon Gauchez, un critique et marchand belge proche de Rodin, plusieurs de ses œuvres entrent dans différents musées français dès les années 1890.

Les débuts et la proximité stylistique avec l’œuvre de Rodin

Les œuvres de cette époque portent l’influence de Rodin : le Torse de femme debout (v. 1888) et le Torse de femme accroupie (1884-85) montrent sa compréhension du potentiel expressif d’un fragment de corps. L’homme penché (v. 1886) témoigne quant à lui de l’influence, via Le Penseur de Rodin, des figures d’Ignudi peintes par Michel Ange sur la voûte de la chapelle Sixtine.

Vue de l'oeuvre

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    « Je fais de la sculpture depuis sept ans et je suis élève de Monsieur Rodin », revendique-t-elle dans une lettre adressée le 27 octobre 1889 au Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts. Elle exerce aussi une certaine influence sur son maître qui reconnaît en elle une artiste à part entière. En témoigne l’antériorité de sa Jeune fille à la gerbe (1886-87) sur la Galatée de Rodin, d’une sensibilité très proche. La proximité stylistique des deux artistes au cours de cette période est telle qu’il est parfois facile de confondre la main Claudel avec celle de son maître dans les œuvres de Rodin auxquelles elle a collaboré en tant que praticienne : si la tête de la figure de l’Avarice, dans L’avarice et la luxure, lui a été attribuée à tort, les têtes de l'Esclave et du Rieur (vers 1885) qui ont reçu la signature de Rodin lors de leur fonte en bronze, sont bien de la main de Claudel.

    Vue de l'oeuvre

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      L’affirmation en tant qu’artiste

      Cette photographie datant de 1899 montre Camille Claudel, alors âgée de 45 ans, debout dans son atelier, enveloppée dans un long manteau sombre, et faisant face au Persée et la Gorgone sculpté cette année-là. L’œuvre traduit les sources et les influences de Claudel — Donatello, Cellini, la mythologie gréco-romaine — et révèle les passions qui l’animent : la tête tranchée de la Gorgone est un autoportrait. Cette image est loin des clichés attachés à l’œuvre de Camille Claudel et à sa vie marquée par une relation tumultueuse avec Rodin et un enfermement progressif dans la folie. Elle montre une femme sculpteur capable d’élaborer une œuvre dont les dimensions disent l’ambition ; mais aussi une femme marquée par les épreuves qu’elle a traversées. Devenir artiste lorsque l’on est une femme, au milieu du XIXème siècle, ne va pas de soi et implique de se confronter aux préjugés moraux, aux restrictions de l’enseignement artistique, et à la domination masculine qui règne au sein du ministère des beaux-arts et des jurys des Salons.

      William Elborne, Camille Claudel et Jessie Lipscomb dans leur atelier du N° 117 de la rue Notre-Dame-des- Champs, 1887, [Ph.01773]

      ... MUSE ET MAÎTRESSE. « MADEMOISELLE SAY »

      Des débuts de la relation…

      Si Rodin reconnaît immédiatement le talent de la jeune femme, il en tombe également aussitôt amoureux. L’histoire d’amour compliquée entre les deux sculpteurs a inspiré des interprétations excessives et romancées. Ce dont leurs lettres attestent toutefois, c’est de la passion précoce éprouvée par Rodin et des réserves de celle qu’il appelle bientôt « Mademoiselle Say » (pour « mademoiselle C. »), des problèmes d’argent et de la coquetterie de cette dernière, et enfin de son obsession douloureuse pour son travail de sculpture.

      Masque de Camille, vers 1884, plâtre, © Musée Rodin (Adam Rzepka), [S.1742]

      … à une influence mutuelle

      Cette histoire passionnée, mêlant vie personnelle et travail, inspire les deux artistes dont les œuvres fonctionnent comme autant de déclarations, de critiques ou de réponses à l’autre. Rodin exécute à cette époque plusieurs portraits, dont Camille aux cheveux courts (le premier portrait de Claudel par Rodin ; S.1776), et Masque de Camille (S.1742) qui sera exposé en 1900. Deux groupes initialement destinés à la Porte de l’Enfer, Je suis belle (1882, S.1292) et L’Éternel printemps (1884, S.989), traduisent la passion que Rodin éprouve alors pour Camille Claudel, tandis qu’elle-même ressent le besoin de prendre ses distances. Elle se réfugie en Angleterre chez Jessie Lipscomb. A son retour en septembre, tout à sa joie de la retrouver, Rodin signe en sa faveur un étonnant « contrat » par lequel il se met entièrement à son service et lui jure fidélité.

      Camille Claudel, Portrait d'Auguste Rodin, 1892, bronze, © Agence photographique du musée Rodin, [S.1021]

      Dans son œuvre aussi, la jeune artiste montre plus de retenue que son amant, et y fait figurer peu d’allusions directe à sa relation avec Rodin. L’hommage le plus important qu’elle rend à son maître et amant est le Buste de Rodin qu’elle exécute en 1888-89, et qui bien que salué par la critique du Salon, n’est tiré en bronze qu’en 1892 (S.1021).

      … jusqu’à la rupture

      C’est alors la fin de la période heureuse et de la passion partagée. En 1889, Rodin parcourt la Touraine, visitant châteaux et cathédrales, et s’installe l’année suivante au Château de l’Islette, près d’Azay-le-Rideau. Camille Claudel l’accompagne jusqu’en octobre 1891, lorsque Rodin rentre à Paris. Pour se rapprocher d’elle, il loue un hôtel paticulier du XVIIIème siècle à demi-ruiné, la Folie Neufbourg.

      Mais le refus de Rodin de quitter Rose Beuret déclenche la colère de Camille Claudel, qui l’exprime avec férocité dans des caricatures du couple. Effrayé par la violence du caractère de Claudel, il la fuit bien qu’il l’aime toujours, s’installant à Meudon à la fin de l’année 1893.


      Camille Claudel : sa vie, son œuvre


      UNE ŒUVRE ISSUE D'UN PROCESSUS DE SUBLIMATION

      L’œuvre de Claudel est souvent interprétée, de façon réductrice, sur un plan autobiographique et comme expression de l’état de sa relation avec Rodin. Il faut pourtant davantage parler chez elle d’un processus de sublimation des événements de vie personnelle, qui acquièrent, par la puissance expressive de ses œuvres, une dimension plus universelle. Les sujets des sculptures peuvent faire l’objet d’une double lecture : interprétation littéraire, mythologique et autobiographique se croisent et se nourrissent réciproquement.

      L'expérimentation technique

      Ses œuvres renvoient fréquemment à une interrogation inquiète sur la destinée humaine : avec Sakountala (1886-89) et les variations de matériaux et de titre que l’œuvre connaît — Vertumne et Pomone en marbre, L’abandon en bronze — on passe progressivement du répertoire mythologique de l’Inde à celui de la mythologie gréco-romaine, puis à la psychologie et à l’intime.

      La Valse, 1889-90, présentée au Salon de 1893, est prétexte à l’expérimentation de différents matériaux, notamment le grès flammé témoignant de recherches de couleur et de texture proche de l’Art

      Nouveau. Claudel souligne, dans une lettre au Ministre des Beaux-Arts datée du 8 février 1890, que ce groupe a été « trouvé très bien par plusieurs artistes et notamment par Monsieur Rodin ». Les critiques ne l’épargnent pourtant pas : « Rien ne vaut l’originalité, Mademoiselle, écrit Léon Gauchez dans L’Art, lui reprochant d’avoir pastiché Rodin dans le buste qu’elle en a fait, et lorsqu’on la possède, vous avez cette bonne fortune —, c’est une grosse faute de se mettre à la remorque de n’importe qui. Contentez-vous donc d’être vous-même, vous n’en serez que plus sincèrement louée. » L’influence de Rodin se fait certes toujours sentir, moins dans le sujet ou la forme que dans la syntaxe qui autorise le remploi de figures détournées de leur signification initiale : ainsi la figure féminine de La Valse, isolée et modifiée, devient La Fortune dans un bronze fondu en 1904. De son côté, comme en « réponse » à Sakountala et La Valse, Rodin commence en 1890 L’Éternelle idole (S.1044), dont une version en marbre est acquise en 1893 par le peintre Eugène Carrière.

      Sakountala, 1905, marbre blanc sur socle en marbre rouge, © Agence photographique du musée Rodin – Jérome Manoukian, [S.01293]

      L’étude des âges de la vie

      Au début des années 1890, Claudel réalise une série de portraits d’enfants, dans lesquels transparaissent ses interrogations sur l’être humain et la destinée — les traits incertains des enfants traduisant les multiples possibilités de leur vie future. Les mèches de la natte partiellement dénouée de La petite Châtelaine (1892-95) font aussi écho aux longs tentacules de la chevelure de Clotho (1893), dans un vis-à-vis saisissant entre l’enfance et la vieillesse. Pour Clotho, Claudel fait poser la vieille femme qui servit de modèle à Rodin pour Celle qui fut la Belle Heaulmière (1887, S.1148) et Les Sources taries (avant 1889, S.166). Clotho est l’une des Parques, celle qui file l’existence avant que son fil ne soit coupé ; cette représentation terrible de la vieillesse et du temps reflète les tourments dont Claudel est alors la proie ; elle est aussi une allusion à Roset Beuret que Rodin ne peut quitter. Les quatre dessins caricaturaux que Claudel envoie alors à Rodin sont encore plus explicites et mordants.

      Vue de l'oeuvre

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        Des œuvres autobiographiques ?

        Toutefois, les interprétations des œuvres du début des années 1890 fondées sur le récit autobiographique, en particulier sur la fin de la relation entre Claudel et Rodin, ne rendent pas justice à leur véritable portée. C’est particulièrement vrai dans le cas de L’Âge mûr (1893-1900), dont on a parfois voulu identifier les trois figures à Camille Claudel, Auguste Rodin et Rose Beuret. Une première version de l’œuvre montre l’homme au centre, tiraillé entre deux femmes, une vieille et une jeune. La seconde version, parcourue par un puissant mouvement, intensifie le drame : l’homme tourne cette fois le dos à la jeune femme implorante dont il a lâché la main, emmené par une vieille femme qui est aussi une figure du Temps. Outre le fait qu’elle est étrangère aux intentions de l’artiste, l’interprétation biographique de L’Âge mûr est tardive : en effet, les premières fois où ce groupe est exposé, la critique le perçoit d’abord comme la « représentation symbolique du destin où l’Homme vieillissant est irrémédiablement arraché à l’amour, la jeunesse et la vie ». L’œuvre revêt ainsi une dimension plus allégorique qu’autobiographique : la grande tension dramatique qui orchestre les relations entre les figures exprime avec force le caractère tragique de la condition et de la destinée humaines, la confrontation à la fuite inexorable du temps et la succession des âges de la vie — autant de thèmes récurrents dans l’œuvre de Claudel, que l’on songe à la figure de l’enfance dans La petite Châtelaine ou à l’image terrible de la vieillesse dans Clotho.

        L’Âge mûr correspond à un moment-clé de la carrière de Claudel : elle est alors dans la parfaite maîtrise de ses moyens, et connaît un début de reconnaissance officielle, qui toutefois n’aura jamais l’ampleur que l'artiste est en droit d’espérer.

        L’Âge mûr, Camille Claudel, 1893-1900, bronze, © Agence photographique du musée Rodin – Jérome Manoukian, [S.1380]

        En novembre 1898, la commande d’un bronze de l’Âge mûr par l'État est envisagé. En juin 1899, le plâtre est exposé à la Société Nationale des Beaux-Arts, mais le bronze n’est pas commandé. L’œuvre est à nouveau refusée à l’Exposition Universelle de 1900 — celle-là même qui verra triompher Rodin dans son Pavillon de l’Alma. Rodin a parfois été accusé d’avoir joué un rôle dans la censure d’une œuvre dont l’interprétation pouvait l’impliquer personnellement. Il n’a pourtant pas cherché à empêcher d'exposer l’Âge mûr à la Société Nationale des Beaux-Arts (créée en 1890, indépendante vis-à-vis du ministère, et dont il est alors président du jury d’admission et de la section des sculptures). Mais Claudel, convaincue que Rodin est la cause de ses problèmes, quitte la Société Nationale des Beaux-Arts en 1900.

        De nouveaux sujets / un renouvellement thématique

        Vers 1893, Claudel oriente également ses recherches dans une voie très différente : des « petites choses nouvelles », scènes de la vie ordinaire traitées dans une veine narrative. Le jeu coloriste et la préciosité des matériaux (en particulier le marbre-onyx) les rapprochent de l’Art Nouveau : Les Causeuses (1893-1905), La Vague (1897). De dimensions souvent plus modestes, ces œuvres sont des sculptures d’intérieur, autant que des sculptures de l'intériorité : Profonde Pensée (1898-1905, coll.part), Rêve au coin du feu (1899-1905, coll.part). Paul Claudel écrit à leur sujet : « Désormais proscrite de la place publique et du plein air, la sculpture, comme les autres arts, se retire dans cette chambre solitaire où le poète abrite ses rêves interdits. Camille Claudel est le premier ouvrier de cette sculpture intérieure. » (Camille Claudel, statuaire, 1913).


        LA RÉCLUSION ET LA RECONNAISSANCE

         

        Paul Claudel à 37 ans, 1905, bronze, © Musée Rodin (Christian Baraja), [S.1218]

        Du déclin…

        L’absence de commande provenant de l’État nourrit la paranoïa de Claudel vis-à-vis de Rodin, qu’elle surnomme « La Fouine » et dont elle voit la main dans chaque échec qu’elle subit. Elle se trompe : en 1895, Rodin, soutenu par le critique Gustave Geffroy, tente en vain d’intervenir auprès de l’Etat pour obtenir la commande d’un marbre de Sakountala, distinguée par le Prix du Salon en 1888. Claudel peut toutefois compter sur le soutien de mécènes privés (Mathias Morhardt, Léon Gauchez, parfois avec l’aide discrète de Rodin qui prend en charge le paiement du loyer de son atelier en 1904), les Rotschild, le Capitaine Tissier grâce à qui est fondu le bronze de l’Âge mûr, et surtout la Comtesse de Maigret, qui commande plusieurs portraits et acquiert la dernière sculpture importante de Claudel, le Persée et la Gorgone. Ses autres œuvres semblent traduirent un ralentissement de sa créativité, réitérant des compositions antérieures, comme un portrait de Paul Claudel à 37 ans (S.1218).

        à la fin

        En juillet 1913, Camille Claudel, qui vit recluse dans son atelier du Quai de Bourbon, est emmenée, à la demande de sa famille, pour être internée à l’asile de Ville-Evrard. Transférée l’année suivante à Montdevergues (Vaucluse), elle y finira ses jours en 1943. L’internement marque la fin brutale de sa carrière de sculpteur.

        En 1913, Rodin est un vieil homme, lui-même affaibli ; la guerre éclate l’année suivante et il n’est plus en position d’intervenir. Il n’oublie toutefois pas Camille Claudel à laquelle il fait envoyer de l’argent par l’intermédiaire de Mathias Morhardt. C’est sur la suggestion de ce dernier que Rodin décide, pour le futur musée qui abritera l’œuvre qu’il lègue à l’État, la création d’un espace d’exposition exclusivement dévolu aux œuvres de Camille Claudel.

        Cette volonté ne pourra être respectée qu’en 1952, quand Paul Claudel fait don au musée de quatre œuvres majeures de sa sœur : Vertumne et Pomone, les deux versions de l’Âge mûr et Clotho. Le musée, qui a récemment fait l’acquisition de la Jeune fille à la gerbe, abrite aujourd’hui la plus importante collection d’œuvres de Camille Claudel.