Rechercher sur le site
Rainer Maria Rilke
À partir de 1900, avec le succès de son exposition de l’Alma, Rodin commence à recevoir beaucoup de visiteurs à Meudon. Parmi les nationalités représentées (Anglais, Irlandais, Américains…), les Allemands sont les plus nombreux, sans doute d’abord parce qu’ils étaient venus honorer leurs pavillons nationaux, remarquables par leurs dimensions et leur prestige, ensuite parce qu’ils semblent particulièrement réceptifs à l’art de Rodin.
Parmi eux figurent les peintres Carl Moll et Max Liebermann, les sculpteurs Max Klinger et Bernard Hoetger, le philosophe Georg Simmel (qui consacre un essai à l’œuvre de Michel-Ange et de Rodin), le collectionneur Max Linde (qui fera l’acquisition de plusieurs sculptures de Rodin). De fait, les visiteurs les plus importants aux yeux de Rodin furent deux Allemands : Helene von Hindenburg (future Mme de Nostitz), fille de Sophie von Hindenburg (elle-même fille de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris et épouse d’un général prussien), âgée de 23 ans lorsqu’elle visite l’exposition, devient une véritable « âme sœur » pour Rodin, qui entretiendra avec elle une correspondance nourrie pendant plusieurs années ; et Rainer Maria Rilke (1875-1926), poète, et grand admirateur de Rodin.
LA RENCONTRE ET LE LIVRE DE RILKE (1902-1903)
Rainer Maria Rilke ne rencontre pas Rodin lorsqu’il visite l’exposition de l’Alma en 1900. Mais suite au succès des œuvres de l’artiste à la Sécession Viennoise, à la Sécession Berlinoise et à l’Exposition Internationale de Dresde en 1901, puis l’année suivante à Prague, ville natale de Rilke, ce dernier reçoit la commande par un éditeur allemand d’une monographie consacrée à Rodin. C’est la raison pour laquelle il se rend à Paris en 1902. L’année précédente, il a épousé Clara Westhoff, ancienne élève de Rodin à l’Institut créé en 1899, Boulevard du Montparnasse, avec Bourdelle et Desbois.
Arrivé donc à Paris en août 1902, Rilke attend quelques jours avant de se présenter à Rodin, le 1er septembre, à son atelier du 182 rue de l’Université. Cette rencontre sera très importante dans la vie des deux hommes, mais seul Rilke en a immédiatement conscience. Dans la lettre qu’il envoie à son épouse après l’entrevue, il décrit Rodin comme un homme très doux, à la conversation agréable. Il l’apprécie immédiatement et, sur son invitation, retourne le voir dès le lendemain à Meudon, où il passe la majeure partie de la journée. Rodin aussi éprouve de l’intérêt pour le poète, et pas seulement parce que celui-ci doit écrire un livre à son sujet : tous deux partagent le goût des voyages et l’Italie, et une passion pour l’art du passé, en particulier Michel-Ange.
Très vite, Rilke devient un habitué de Meudon, où il se rend quotidiennement et travaille à son livre. Rilke, qui s’entend bien avec Rose Beuret, vient à Meudon même lorsque Rodin est absent, en automne, pour rendre visite aux Hindenburg. Rejoint par son épouse Clara, Rilke travaille tant que son livre est achevé en décembre, et publié début avril de l’année suivante.
L’ouvrage est un véritable hymne au génie de Rodin. Alors qu’il le rencontre lorsqu’il est relativement âgé, Rilke raconte avec emphase le récit de la vie de Rodin depuis sa jeunesse. Il en fait presque une épopée solitaire, où transparaît une admiration qui confine à la dévotion. Il raconte sa passion pour Dante et Baudelaire (également partagée par Rilke), les débuts au service d’autres sculpteurs, et les difficultés rencontrées pour accéder à une juste reconnaissance de son talent. Il prend également soin de donner des repères historiques — certaines œuvres, comme L’Homme au nez cassé (1864) et l’Âge d’airain (1877), balisant le début et la fin de la période de jeunesse de Rodin et de maturation de son œuvre. Rilke parle avec passion des séances de travail auxquelles il a assisté, et de la manière d’aborder le modèle de Rodin. Le poète est manifestement touché par le pathos vibrant qui anime les figures puissamment modelées par le sculpteur.
Il se reconnaît aussi dans l’homme, qui ne sait pas s’installer dans une vie familiale, a une vie mondaine très remplie, mais se sent souvent mal à l’aise en société. Animés tous deux par une forme d’exaltation mystique couplée à la sensualité et la création artistique, leur vie est tout entière consacrée à leur art.
Rodin reçoit un exemplaire du livre, et répond poliment quelques remerciements. Ne lisant pas l’allemand, il ne peut pas mesurer l’hommage qui vient de lui être fait. Rilke étant rentré en Allemagne, les deux hommes échangent des lettres pendant les deux ans qui suivent. Au cours de l’été 1905, Rilke, souffrant, a des difficultés d’argent et n'est pas heureux. C’est alors qu’il reçoit une lettre de Rodin, qui a enfin pu lire une traduction française de son livre : « Mon bien cher ami Rainer Maria Rilke, (…) J’écris pour vous dire toute mon amitié et toute l’admiration que je porte à l’homme, à l’écrivain travailleur qui a déjà tant d’influence partout par son travail et son talent. » Instantanément remis sur pied par cette lettre, Rilke décide de revenir à Paris.
DEUXIÈME SÉJOUR (1905-1906). RILKE SECRÉTAIRE DE RODIN
Invité à loger à Meudon, Rilke arrive à la mi-septembre. Il écrit à sa femme, décrivant les changements et les agrandissements réalisés par Rodin, ainsi que l’installation de marbres antiques dans la maison, l’atelier et le jardin. Il dispose d’un petit pavillon, où il peut vivre et travailler à son aise, tout en observant la vie de Rodin, accaparé par son travail. Rilke lui offre ses services en tant que secrétaire, afin de le décharger un peu. Rodin finit bientôt par l’embaucher pour de bon, le rémunérant 200 francs de l’époque par mois.
Les lettres de Rilke à sa femme donnent beaucoup d’indications sur la vie quotidienne de Rodin à Meudon. La période est très riche pour les deux hommes, qui ont de longues discussions au cours de leurs promenades, accompagnés de Rose Beuret qui aime cette vie campagnarde et témoigne pour Rilke de l’affection. Tous les trois visitent Versailles, Paris et Chartres.
Rilke doit cependant retourner en Allemagne en mars 1906 pour y donner des conférences sur Rodin. Puis il apprend la mort de son père, et reçoit à cette occasion un courrier de Rodin qui s’enquiert de sa situation. Il ne revient à Meudon que le dernier jour de mars, trouvant Rodin fatigué par une grippe et l’inquiétude, à quelques semaines de l’inauguration du Penseur installé devant le Panthéon. Il assiste aux côtés de Rodin, du photographe Alvin Landon Coburn et du couple Shaw à la cérémonie d’inauguration de la première œuvre de Rodin installée dans un espace public à Paris, et partage l’émotion du sculpteur. Le lendemain, George Bernard Shaw demande à Coburn de le photographier, nu après son bain, dans la position du Penseur.
Depuis quelques jours en outre, Shaw pose pour Rodin, qui exécute son portrait sculpté. Rilke, qui assiste aux séances, écrit à l’éditeur allemand de Shaw : « Rodin a commencé le portrait d’un de vos auteurs les plus remarquables ; il promet d’être exceptionnel. Rarement une effigie en cours a reçu autant d’aide de son sujet que ce buste de Bernard Shaw. Non seulement il pose excellemment (mettant tant d’énergie à rester immobile et s’en remettant inconditionnellement entre les mains du sculpteur), mais il se rassemble et se concentre dans la partie du corps qui, dans le buste, devra (…) représenter Shaw tout entier, au point que toute la personnalité semble devenir une essence concentrée. »
Rilke s’intéresse à Shaw, dont il lit les écrits, contrairement à Rodin. Il partage avec lui la même motivation qui l’a conduit à faire ce « pèlerinage » chez Rodin. Tous deux pensent que l’écrivain Tolstoï et Rodin sont les figures tutélaires de l’époque. Cette « semaine des génies — trois générations, trois langues, trois formes d’art différentes », selon Ruth Butler, s’achève le 8 mai, lorsque Shaw pose une dernière fois puis part pour Londres.
Deux jours plus tard, alors que Rilke songe également à partir, Rodin se fâche avec lui, après avoir découvert que « son secrétaire » écrivait des lettres, qu’il trouvait trop familières, à « ses » amis. Il semble en réalité que Rodin ait surtout mal vécu l’admiration de Rilke pour Shaw, et qu’il lui en ait voulu de l’attention que le jeune poète portait à son aîné, ce que Rodin a vécu comme une forme de délaissement alors qu’il avait besoin de soutien face à la pression consécutive à l’inauguration de son Penseur. Quoi qu’il en soit, Rilke est congédié sur le champ par Rodin le 11 mai 1906. Il en est profondément affecté, comme il s’en confie à son épouse le jour même, et dans une lettre à Rodin envoyée le lendemain depuis l’hôtel parisien où il a trouvé refuge.
TROISIÈME SÉJOUR (1908-1909) : LA DÉCOUVERTE DE L’HÔTEL BIRON
En 1908, les deux hommes, dont la correspondance a repris dès 1907, se réconcilient à l’hôtel Biron, que Clara Rilke a découvert l’année précédente, et dont elle loue une pièce au rez-de-chaussée en 1908, occupée par son mari à la suite de son retour en Allemagne. Confisqué en 1904 à la congrégation des Dames du Sacré Cœur, après la loi sur la séparation de l’Église et de l’État, le bâtiment et ses jardins forment un cadre prestigieux mais dans un complet état de délabrement. Il est rapidement occupé par des artistes de tous horizons : Matisse, la chanteuse de cabaret Jeanne Bloch, l’acteur De Max, le poète Jean Cocteau, Isadora Duncan…
Enthousiaste, Rilke envoie une lettre à Rodin le jour même de son installation à l’hôtel Biron : « Vous devriez, cher grand ami, voir ce beau bâtiment et la salle que j’habite depuis ce matin. Ses trois baies donnent prodigieusement sur un jardin abandonné, où on voit de temps en temps les lapins naïfs sauter à travers les treillages comme dans une ancienne tapisserie. »
Rodin ne tarde pas à venir, sans doute moins pour voir l’endroit que pour se réconcilier avec son ami : « Rodin s’est effectivement annoncé, à peine avais-je déménagé ; il est venu hier matin, parlant à cœur ouvert, sans plaintes, objectivement. Je tiens à ne pas me laisser égarer et à retrouver à son endroit mes bonnes dispositions de toujours. Le mieux, le plus fécond serait que nous lui fussions un millième de fois aussi nécessaires qu’il nous l’a été naguère. »
Charmé toutefois par les lieux, Rodin loue en octobre 1908 quatre pièces du rez-de-chaussée de l’hôtel Biron. Il y installe quelques meubles et des sculptures du dépôt des marbres, et devient « le plus notoire » occupant de l’endroit. Il achète des sièges supplémentaires et un gramophone pour sa maîtresse du moment, la duchesse de Choiseul. Invité à venir écouter de la musique sur le gramophone de Rodin, Rilke est témoin de leur liaison, déçu de voir que Rodin se comporte « comme n’importe quel Français » dans sa faiblesse pour les femmes.
Au cours de l’été 1909, L’hôtel Biron et ses jardins sont mis en vente. Rodin tente alors de faire jouer ses relations politiques, et propose de donner à l’État « tout (son) œuvre plâtre, marbre, bronze, pierre et (ses) dessins ainsi que la collection d’antique », en échange il demande à l’État de « garder toutes ces collections, (se) réservant d’y résider toutes (sa) vie. »
La vente est retardée une première fois, et Rodin demeure à l’hôtel Biron avec la duchesse de Choiseul, qui se charge de sa correspondance en anglais et d’un certain nombre de ventes de sculptures et de dessins auprès de collectionneurs américains, avant la rupture avec Rodin en juillet 1912. Rilke est alors à Venise, mais fait part de ses sentiments en février de l’année suivante : « L’affreuse Mme de Choiseul n’est plus ». Elle continue toutefois d’écrire à Rodin jusqu’en avril 1916, et dans sa dernière lettre le félicite lorsque le projet de musée est enfin adopté par l’État.
En octobre 1911, l’État décide en effet de conserver l’hôtel Biron pour son propre usage et demande aux occupants, Rodin compris, de quitter les lieux. Finalement, en juillet de l’année suivante, seul Rodin est autorisé à y rester en tant qu’occupant exclusif. La presse se charge bientôt d’alimenter le « scandale » de ce logement obtenu « aux frais du contribuable » pour « le plus riche de nos sculpteurs », tandis que Gil Blas, sous la plume de Pierre Mortier, en profite pour raviver le débat en faveur de la création d’un Musée Rodin.
Après maintes péripéties, le musée peut donc enfin voir le jour. Bien que les relations entre Rodin et Rilke se soient peu à peu distendues à partir de 1909 (Rodin est tout à sa relation avec Claire de Choiseul, puis la guerre le coupe de ses amis allemands), Rilke a contribué discrètement mais de manière décisive à la création du Musée Rodin, en faisant découvrir au sculpteur, avec l’hôtel Biron, l’écrin qui le rendait possible.