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Rodin et la photographie
STATUTS ET USAGES DE LA PHOTOGRAPHIE AU XIXE SIÈCLE
Près de vingt ans après les premières expérimentations de Nicéphore Niepce, la photographie entre officiellement dans l’Histoire le 7 janvier 1839, jour de la présentation devant l’Académie des Sciences de Paris par le physicien, astronome et député républicain Louis-François Arago, du procédé inventé par Jacques-Louis Daguerre, baptisé « daguerréotype».
Dès lors, le débat public est ouvert, en particulier au sein de l’Académie des Beaux-Arts, entre les partisans et les détracteurs de ce nouveau moyen permettant de produire des images. L’essentiel du débat se polarise sur ces questions : la photographie est-elle un outil de saisie « mécanique » du réel, ou laisse-t-elle la place à une démarche d’interprétation et d’expression ? En d’autres termes, une photographie est-elle un document ou une œuvre d’art ? Si les photographes pictorialistes, tels Stieglitz, Käsebier, Langdon-Coburn et Steichen, œuvrent dans les années 1890 en faveur de la reconnaissance du statut artistique de la photographie, ce n’est qu’après la Seconde guerre mondiale que celui-ci lui sera véritablement acquis.
En outre, les relations entre photographie et sculpture se manifestent très tôt : dès les années 1840, les pionniers de la photographie, parmi lesquels Niepce, Daguerre, William H. Fox-Talbot, Hippolyte Bayard…, trouvent dans les statuettes de plâtre ou de marbre qui décorent les intérieurs bourgeois des sujets idéaux pour la photographie. Comme l’analyse Fox-Talbot :
« Les statues, bustes et autres exemples de sculptures sont en général bien rendus par l’art photographique ; et avec beaucoup de rapidité du fait de leur blancheur, ces représentations sont susceptibles de variations presque illimitées quasiment infinies. D’abord parce qu’une statue peut être placée dans n’importe quelle position par rapport au soleil, soit directement en face, soit selon un angle ou un autre, l’éclairage direct ou oblique produit naturellement une immense différence d’effet. »
(The pencil of nature, 1844-1845, publié à Londres)
Preuves à décharge : les photographies de l'Âge d'airain
La proximité de la photographie avec la sculpture, ainsi que sa valeur documentaire et testimoniale ne sont certainement pas étrangères à l’intérêt précoce que Rodin a porté à ce nouveau médium. En effet, en 1877, son envoi au Salon, L’âge d’airain, essuie un refus de la part du jury. Pire, celui-ci accuse Rodin de n’avoir pas sculpté cette figure masculine, mais de l’avoir moulée sur nature. Le sculpteur commande alors au photographe Gaudenzio Marconi, qui fournissait notamment des clichés pour les étudiants en art, des photographies du plâtre de L’âge d’airain, ainsi que d’Auguste Neyt, le modèle ayant posé pour lui, afin que celles-ci servent de preuves contre l’accusation portée à son encontre. Ce choix révèle à quel point Rodin considère la preuve photographique irréfutable. En effet, comme l’écrit Michel Frizot, « il choisit de faire la preuve de son innocence, non en produisant au regard de l’œuvre originale le moulage du modèle vivant dans la même posture, mais en rapprochant les photographies de l’un (le plâtre de l’œuvre) et de l’autre (le modèle). »
Rodin a formulé, à plusieurs reprises, des commentaires exprimant des jugements restrictifs à l’égard de la photographie, la limitant à ses capacités d’exactitude et de réalisme élémentaire, ne la considérant pas comme un moyen d’expression ou une discipline artistique à part entière. Rapportée par Paul Gsell, sa célèbre sortie contre la photographie « menteuse » l’illustre avec éclat :
« Si, en effet, dans les photographies les personnages, quoique saisis en pleine action, semblent soudain figés en l’air, c’est que toutes les parties de leur corps étant reproduites exactement au même vingtième ou au même quarantième de seconde, il n’y a pas là, comme dans l’art, déroulement progressif du geste. (…) c’est l’artiste qui est véridique et c’est la photographie qui est menteuse ; car dans la réalité le temps ne s’arrête pas : et si l’artiste réussit à produire l’impression d’un geste qui s’exécute en plusieurs instants, son œuvre est certes beaucoup moins conventionnelle que l’image scientifique où le temps est brusquement suspendu. »
Les conceptions de Rodin sur la photographie sont conformes à celles qui dominent à son époque : la valeur de l’image photographique tient à sa précision documentaire, à sa capacité à reproduire mécaniquement, fidèlement, avec neutralité, et non à une quelconque portée artistique. Pourtant l’image photographique, d’abord strictement factuelle et documentaire aux yeux de Rodin à l’époque de L’âge d’airain, et bien qu’il n’aie, semble-t-il, jamais réalisé lui-même le moindre cliché, va bientôt intégrer puis infléchir son processus de création, autant qu’entretenir la renommée de l’artiste par la diffusion de son œuvre.
Rodin collectionneur de photographies
Grand collectionneur, Rodin a été un utilisateur inventif de la photographie. À la fin de sa vie, sa collection et ses archives ne comprennent pas moins de 7000 tirages. La nature et le statut de ces images ne sont pas homogènes : y cohabitent des images de type documentaire, et des images à caractère artistique. Les thèmes et sujets dont elles traitent méritent que l’on s’y attarde.
1) La collection photographique de Rodin comporte d’abord un ensemble de vues d’architecture, de paysages, de nus académiques, acquis par le sculpteur. Bien que de grande qualité, ces images ne constituent pas le trait le plus remarquable de sa collection : elles correspondent plutôt au fonds commun des collections de documents photographiques que les artistes de l’époque utilisaient pour élaborer leurs compositions.
2) La photographie de reproduction d’œuvre d’art avait pris son essor dans les années 1850. Comme il était fréquent à l’époque chez les sculpteurs, Rodin fait photographier ses œuvres dès qu’elles sont exposées dans les Salons, à partir du début des années 1870. Ces clichés sont destinés autant à la documentation personnelle de l’artiste et aux commanditaires de ses sculptures qu’aux impératifs liés à la diffusion de l’œuvre dans les revues artistiques. Rodin fait alors appel à des photographes spécialisés, tels Gaudanzio Marconi, Karl Bodmer, Victor Pannelier et E. Freuler...
Vue de l'oeuvre
Ces images que caractérisent un point de vue objectif, une lumière franche et des contours précis, rendent diversement compte de la production de son atelier, essentiellement au cours de la période des commandes de monuments dans les années 1880, lorsque l’activité de Rodin connaît un essor tel qu’il finit par occuper quatre ateliers, au Dépôt des marbres et à proximité. Les tirages photographiques, parfois réunis sous la forme de dossiers, permettent au sculpteur, comme les moulages des terres qu’il fait réaliser en plâtre, de garder sous les yeux la trace des différentes étapes de la genèse d’une sculpture.
Rapidement, et bien que la photographie ait alors pour Rodin une fonction essentiellement documentaire, le sculpteur recherche, davantage que de simples techniciens, des photographes susceptibles de proposer une vision plus artistique de son œuvre. En 1896, il sollicite ainsi Eugène Druet, photographe amateur et cabaretier chez qui Rodin a ses habitudes depuis 1893. En 1900, suite à une brouille passagère entre les deux hommes au cours de la préparation de l’exposition de l’Alma, le patineur de bronze Jean Limet, lui aussi photographe amateur, est chargé des prises de vue destinées à être publiées dans le catalogue. Il poursuivra un étonnant travail de recherche sur la couleur dans ses tirages à la gomme bichromatée.
Vue de l'oeuvre
Lorsqu’en 1903 Druet, poussé par Rodin, devient marchand d’art, le sculpteur signe un contrat avec l’éditeur Jacques-Ernest Bulloz, qui publie la même année un portfolio de reproductions photographiques des sculptures de Rodin (voir La muse Whistler dans l’atelier (plâtre), vers 1906, inv. Ph 385 ; Petite fée des eaux (marbre), vers 1903, inv. Ph 1303).
En 1896, à l’occasion d’une exposition au Musée Rath de Genève, sont pour la première fois exposées des photographies aux côtés des sculptures et dessins. L’expérience plaît à Rodin qui la réitère, notamment en 1900 lors de l’exposition de l’Alma, laquelle compte ainsi 71 photographies, exposées à proximité immédiate des sculptures et aux côtés des dessins de l’artiste.
3) Rodin a très souvent retouché, au crayon, à la plume ou au pinceau, les tirages photographiques de ses sculptures. Plusieurs cas de figures se présentent :
Certaines interventions à la plume ou au crayon correspondent à des indications de corrections que Rodin donne au photographe (accentuer une ombre, etc), ou au graveur à des fins de publication. Ces retouches, réalisées directement sur les tirages, font parfois preuve d’une grande vigueur, des traits de plumes biffant des zones entières de l’image.
Rodin a également utilisé des photographies retouchées comme point de départ de ses illustrations pour les Fleurs du Mal.
Un grand nombre de photographies retouchées correspondent à la réflexion sur les œuvres en cours : la photographie est pour Rodin un outil de projection dans l’espace mental de la sculpture. Ces images sont réalisées suivant des consignes très strictes données par Rodin. Elles ont pour fonction de lui servir d’outil pour la gestation de son œuvre. A ce titre, elles sont retouchées par Rodin projetant sur l’image les modifications envisagées. La rapidité des retouches à la plume, au crayon ou au lavis lui permet de saisir et fixer son intention avant d’opérer l’intervention sur les plâtres. Selon Michel Frizot, Rodin conçoit la matière photographique comme « une surface de transaction » qui lui permet de se resaisir d’une interrogation créative par l’implication de l’œil, plutôt que de la main (voir, par exemple, la photographie Jeune fille embrassée par un fantôme, d'Eugène Druet, vers 1898 [Ph.00348]).
Toutefois, certaines de ces modifications ne sont jamais transposées dans la sculptures, et les photographies ainsi retouchées, notamment à la gouache isolant la figure, où l’image devient la finalité du geste, acquièrent le statut d’œuvre à part entière.
4) Rodin s’est montré très sensible au regard que d’autres artistes pouvaient porter sur son œuvre, parmi lesquels les photographes pictorialistes occupent une place de choix : Edward Steichen, Alvin Langdon Corburn, Gertrüd Käsebier, Stephen Haweis, Henry Coles.
Une collection redécouverte
À la mort de Rodin en 1917, ses archives et sa collection de photographies connaissent une relative période d’oubli, malgré les nombreuses acquisitions de Léonce Bénédite, premier conservateur du Musée Rodin, qui complètent ce corpus déjà conséquent. Redécouvertes à la fin des années 1960, elles ne seront véritablement tirées de l’oubli que dans les années 1970.
En 1979, un premier article consacré à Druet figure dans le catalogue de l’exposition Rodin à Berlin-Est ; en 1981, la grande rétrospective Rodin organisée à Washington par Albert Elsen et Kirk Varnedoe fait figurer en bonne place les photographies des œuvres de Rodin.
Depuis la fin des années 1980, le Musée Rodin a mis l’accent sur l’étude, la conservation et la valorisation des collections et archives photographiques. Celles-ci abritent aujourd’hui environ 25000 photographies.