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Le corps
En mai 1903, Rodin découvre, au Burlington Fine Arts Club de Londres, une Tête de jeune femme en marbre provenant de Chios et appartenant à Edward Perry Warren, collectionneur qui lui avait commandé une réplique en marbre du Baiser trois ans auparavant.
Frederick Hollyer, La tête Warren, vers 1904 [Ph.2712]
Le sculpteur veut d’abord échanger l’antique contre plusieurs de ses propres œuvres, puis l’acheter à n’importe quel prix, en vain. Finalement, Rodin « compense » sa frustration à travers l’écriture, et publie l’année suivante un article consacré à l’œuvre dans la revue d’art antique Le Musée. Dès le moment de la découverte de cette « Tête Warren », Rodin ne peut contenir son admiration, qu’il déclare dans un entretien donné au Morning Post : « C’est la vie même. Elle incarne tout ce qui est beau, la vie même, la beauté même. Elle est admirable. Les lèvres entr’ouvertes ! Je ne suis pas un littéraire. Je ne suis donc pas capable de décrire ce véritable chef-d’œuvre. Je peux ressentir, mais je ne peux trouver les mots justes qui pourraient exprimer ce que je ressens. C’est une Vénus ! Vous ne pouvez imaginer à quel point cette Vénus m’intéresse. Elle est comme une fleur, un joyau parfait. Tellement parfaite que c’est aussi déroutant que la nature elle-même. Rien ne pourrait la décrire. » (« Interview with M. Rodin : A Praxiteles Venus », Morning Post, 28 mai 1903)
Cette anecdote, et les propos exaltés du sculpteur alors au faîte de son art sont révélateurs de la place primordiale qu’il confère au corps dans son œuvre, bien au-delà des seules questions de justesse anatomique. Le corps en tant que vecteur d’expression des mouvements de l’âme, des passions, mais aussi comme support des fantasmes de l’artiste, constitue en effet, tout au long de sa carrière, une source d’inspiration inépuisable dans sa recherche d’une perfection combinant la beauté de l’idéal antique et le mystère de la nature.
Rodin, l'idéal antique et Michel-Ange
« Venez me voir demain matin à Meudon ; nous parlerons de Phidias et de Michel-Ange, et je modèlerai devant vous des statuettes d’après les principes de l’un et de l’autre. Vous saisirez ainsi parfaitement les différences essentielles des deux inspirations ou, pour mieux dire, l’opposition qui les sépare. »
Cette invitation faite par Rodin à Paul Gsell vers 1910, et la séance de modelage et d’explications qui suit (in L’Art, « Phidias et Michel-Ange »), révèle à quel point le sculpteur est conscient des influences contradictoires qu’ont exercées sur son art le modèle classique de Phidias et celui, plus tourmenté, de Michel-Ange.
Auguste Rodin, Feuilles de croquis, vers 1871-1877 [D.134-138]
Dès ses années de formation en effet, Rodin étudie les maîtres et les antiques grecs au Louvre, où il dessine sans relâche. Les nombreuses esquisses et études réalisées au début des années 1870 témoignent encore de son intérêt pour les modèles variés offerts par les différentes époques de l’histoire de l’art. Au sein d’une même planche constituée de dessins collés, Rodin réunit en effet des études des statues-colonnes des reines de la cathédrale de Chartres comme des figures extraites de la frise sculptée du Parthénon, se montrant réceptif à la charge expressive propre à chacun de ces canons esthétiques — ce dont témoigneront, quelques années plus tard, l’étendue et l’hétérogénéité de sa collection de sculptures, où cohabiteront les arts d’Extrême et Moyen-Orient, du Moyen-Âge, d’Egypte, de la Grèce et de la Rome antique.
Auguste Rodin, L’Homme au nez cassé [S.974]
L’idéal antique transparaît dès 1863, dans L’Homme au nez cassé (1863-1875), l’une des premières œuvres où Rodin s’affranchit du style plus décoratif de l’atelier de Carrier-Belleuse. Faisant le portrait en buste d’un vieil homme du quartier Saint-Marcel à Paris, Rodin s’écarte de la recherche de ressemblance individuelle pour se rapprocher des modèles antiques. Il accentue ainsi les traits de son modèle (nez cassé, rides, barbe), et transforme celui-ci en figure de philosophe grec.
À partir de 1876 et jusqu’en 1915, plusieurs voyages en Italie permettent dans un premier temps à Rodin de se confronter avec ses maîtres, Donatello et Michel-Ange, puis de nourrir et renouveler sa relation avec leurs œuvres. Il admire la qualité émotionnelle des figures de Michel-Ange, leurs poses tourmentées, la force expressive du non finito. Dès son premier voyage, il remplit de nombreux carnets de croquis et d’études.
Auguste Rodin, Piédestal des Titans [S.6739]
Au début des années 1870, l’influence du Florentin sur Rodin se fait particulièrement sentir dans sa manière de sculpter les corps des figures monumentales qu’il réalise alors à Bruxelles, sous la direction de Carrier-Belleuse, : en témoignent les Cariatides et les Atlantes de la façade d’une maison du Boulevard Anspach, ainsi que les groupes sculptés pour la Chambre du Commerce. Réalisé dans le courant des années 1870, le Piédestal aux Titans condense dans ses quatre figures puissantes et tourmentées le fruit de ces recherches.
Un autre témoignage de la dette de Rodin envers Michel-Ange est donné par la ressemblance de la pose de L’Âge d’airain (1877) avec celle de L’Esclave mourant (1513), et la proximité du modelé du dos avec son traitement par Michel-Ange dans un dessin à la plume (1505) conservé à la Casa Buonarroti de Florence.
Auguste Rodin, Eve, [S.1029] | Auguste Rodin, Adam [S.1303]
Cette influence est encore perceptible en 1881, lorsque Rodin, attelé à la conception et la réalisation de la Porte de l’Enfer, choisit pour son Eve une pose rappelant fortement celle de la scène d’Adam et Eve chassés du Paradis peinte par Michel-Ange sur le plafond de la Chapelle Sixtine (1508-1512), tandis que l’Adam (1880-1881) qui lui fait pendant est directement inspiré de celui de la fresque de la Création d’Adam.
SAISIR LES MOUVEMENTS DU CORPS ET DE L’ÂME
Dès l’époque de L’Âge d’airain, Rodin privilégie la représentation d’un corps en mouvement plutôt qu’une pose académique et figée. Auguste Neyt, un jeune soldat belge qui lui sert de modèle, raconte : « Je fus introduit dans son atelier (…) où je devais m’exercer à prendre la pose. Ce n’était guère chose facile. Rodin ne voulait pas forcer les muscles, il avait horreur précisément de la pose académique (…) Le maître voulait l’action « naturelle », prise sur le vif. » (cité par Butler, p. 61)
À la fin de sa vie, le sculpteur expose à son tour sa méthode de travail avec ses modèles à Paul Gsell : « Quant à moi, chasseur de vérité et guetteur de vie, (…) je prends sur le vif des mouvements que j’observe, mais ce n’est pas moi qui les impose. Même lorsqu’un sujet que je traite me contraint à solliciter d’un modèle une attitude déterminée, je la lui indique, mais j’évite soigneusement de le toucher pour le placer dans cette pose, car je ne veux représenter que ce que la réalité m’offre spontanément. En tout j’obéis à la Nature et jamais je ne prétends lui commander. Ma seule ambition est de lui être servilement fidèle. » (Gsell, p. 27).
Auguste Rodin, L’Homme qui marche, 1907 [S.998]
Cette recherche de la vérité de la nature et du mouvement le conduit à s’écarter des normes de la représentation du corps : rompant avec la tradition, il choisit dans L’Homme qui marche (1907), de ne représenter qu’une figure fragmentaire — un tronc, sans tête ni bras, planté sur deux jambes tendues comme les branches d’un compas. Ayant supprimé tous les détails anecdotiques pour se concentrer sur la sensation du mouvement, Rodin en donne une version inédite et puissamment expressive, retrouvant la force qui le séduit tant dans les statues antiques incomplètes et le non finito de Michel-Ange.
Au début des années 1910, Paul Gsell, s’entretenant avec Rodin, lui oppose que la preuve qu’il modifie la Nature, « c’est que le moulage ne donnerait pas du tout la même impression que (son) travail ». Rodin répond : « C’est juste ! mais c’est que le moulage est moins vrai que ma sculpture. Car il serait impossible à un modèle de conserver une attitude vivante pendant tout le temps qu’on mettrait à le mouler. Tandis que moi je garde dans ma mémoire l’ensemble de la pose et je demande sans cesse au modèle de se conformer à mon souvenir. (…) Le moulage ne reproduis que l’extérieur ; moi je reproduit en outre l’esprit, qui certes fait bien aussi partie de la Nature. Je vois toute la vérité et pas seulement celle de la surface. » (Gsell, p. 27-28).
Ce désir de saisir les mouvements de l’âme à travers ceux du corps explique l’engouement de Rodin pour la danse, qui constitue l’une des sources majeures de son inspiration, et qu’il préfère à la séance de pose traditionnelle. Toutefois, à la différence d’un artiste comme Degas, Rodin ne s’intéresse pas aux ballets classiques, et leur préfère les expérimentations de Loïe Fuller, Isadora Duncan, Nijinski et les Ballets Russes, qui libèrent la danse de ses artifices et conventions et conquièrent une liberté nouvelle.
Auguste Rodin, Cinq études de danseuses cambodgiennes, 1906
L’enthousiasme de Rodin va avoir plusieurs occasions de se manifester : en 1889, à l’occasion de l’Exposition Universelle, il réalise des dessins à partir du spectacle d’une troupe de danse javanaise. En 1906, le Roi du Siam, en visite à Paris, est accompagné d’une troupe de danseuses cambodgiennes, que Rodin suit jusqu’à Marseille, et dont il réalise une cinquantaine d’aquarelles sur le vif, notamment des études de mouvements de mains.
Auguste Rodin, Hanako, 1907
L’année suivante, grâce à Loïe Fuller, Rodin assiste à un spectacle avec la danseuse japonaise Hanako, qu’il fait régulièrement poser jusqu’en 1911, pour de nombreux dessins et une série de masques. À la même époque, il emploie comme modèle Alda Moreno, une danseuse acrobate de l’Opéra-Comique, et modèle une série de petites sculptures dont le traitement anatomique très libre vise à saisir l’énergie de ses mouvements de danse. En 1912, Nijinski qui pose pour Rodin, confie au poète Mallarmé : « Nous n’aimons tant Loïe Fuller, Isadora Duncan et Nijinski que parce qu’ils ont recouvré la liberté de l’instinct et retrouvé le sens d’une tradition fondée sur le respect de la nature. »
EROS
Auguste Rodin, Femme accroupie, 1906-1908 [S.1156] | Auguste Rodin, Iris messagère des Dieux, 1895 [S.1068]
Avec la danse, le corps féminin a été la principale source d’inspiration de Rodin, qui en a livré tout au long de sa carrière de nombreuses interprétations pleines de sensualité, voire d’érotisme : Faune et Nymphe (ca.1886), la Martyre, la Femme accroupie (1906-1908), Iris messagère des Dieux (1895), L’éternelle idole, la Danaïde, Le Péché...
Auguste Rodin, Femme nue à quatre pattes vers la droite [D.604]
Le travail d’après observation du modèle vivant joue un rôle fondamental dans l’élaboration de l’œuvre de Rodin, qui consigne dans ses carnets d’adresses les noms des modèles (hommes, femmes, jeunes, vieux…) accompagnés de quelques notes résumant leurs caractéristiques physiques. À la bienséance des poses académiques, le sculpteur préfère leur accorder une grande liberté d’attitudes, cherchant à saisir la vérité du mouvement dans d’innombrables dessins exécutés « sur le vif », sans quitter des yeux le modèle — des « dessins sans voir », dans lesquels l’artiste accepte, et désire, les déformations anatomiques et inventions plastiques produites par ce mode opératoire : « Depuis que je m’y suis mis, s’enthousiasme Rodin, j’ai l’impression de savoir dessiner… Et je sais pourquoi mes dessins ont cette intensité : c’est que je n’interviens pas. Entre la nature et le papier j’ai supprimé le talent. Je ne raisonne pas, je me laisse faire. » (cité in Figures d’Eros, p. 50)
Auguste Rodin, Salammbô, vers 1900 [D.6012]
À partir du milieu des années 1890 en effet, les dessins et aquarelles de nus féminins montrent de nouvelles phases de recherches. Désormais moins marquées par Michel-Ange, ces œuvres sont aussi plus synthétiques et d’une extraordinaire liberté plastique et morale : les corps en mouvement sont fréquemment saisis selon des angles de vue inédits et sans pudeur.
Le critique Roger Marx est le premier à avoir donné, en 1897, une analyse de ce nouveau type de dessins, qu’il appelle « les instantanés du nu féminin » (Roger Marx, « Cartons d’artistes. Auguste Rodin », L’image, 1897 (p. 292-299).
Auguste Rodin, Couple saphique allongé [D.3041]
La fascination pour les couples saphiques, que Rodin partage avec Toulouse-Lautrec, Charles Baudelaire, Pierre Louÿs, Paul Verlaine et, avant lui, Gustave Courbet, transparaît dans de nombreux dessins.
Auguste Rodin, Les Cathédrales de France [D.5965]
Dans l’ensemble des dessins, cette curiosité de Rodin se nourrit d’un face-à-face privilégié avec le modèle, et se traduit par une absence de compromis visuel : le nu n’est pas « mis en scène » comme il l’a été dans la peinture « savante » d’Edouard Manet et Edgar Degas.
Leur forte charge érotique entoure ces œuvres d’un parfum de scandale, et les rapproche des estampes japonaises alors en vogue chez les amateurs d’art, et que Rodin admirait passionnément, comme en témoignent les frères Goncourt dans leur Journal (5 janvier 1887), où ils rapportent, un brin ironiques : « Rodin, qui est en pleine faunerie, me demande à voir mes érotiques japonais, et ce sont des admirations devant ces dévalements de têtes de femmes en bas, ces cassements de cou, ces extensions nerveuses des bras, ces contractures des pieds, toute cette voluptueuse et frénétique réalité du coït, tous ces sculpturaux enlacements de corps fondus et emboîtés dans le spasme du plaisir. » (Goncourt, T. III, p. 3)
Rodin entretient un même rapport amoureux avec les « vieilles pierres » de ses antiques. Parlant d’une petite Vénus antique qu’il montre à Paul Gsell, un soir, à la lueur d’une lampe, il s’extasie :
« N’est-ce pas merveilleux ? (…) Voyez donc les ondulations infinies du vallonnement qui relie le ventre à la cuisse… Savourez toutes les incurvations voluptueuses de la hanche… Et maintenant, là… sur les reins, toutes ces fossettes adorables.
Il parlait bas avec une ardeur dévote. Il se penchait sur ce marbre comme s’il en eut été amoureux.
C’est de la vraie chair ! disait-il (…) On la croirait pétrie sous des baisers et des caresses.
Puis, mettant la main à plat sur la hanche de la statue :
On s’attendrait presque, en tâtant ce torse, à le trouver chaud. » (Gsell, p. 47-48)