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Victor Hugo
Dès sa jeunesse, Rodin éprouve une grande admiration pour Victor Hugo (1802-1885), à travers Notre-Dame de Paris, Les Contemplations et surtout Les Orientales. Il partagera plus tard la même passion pour Dante, en particulier pour L’Enfer. Hugo a, en effet, composé, en 1836, un poème intitulé "Après une lecture de Dante" (Les Voix intérieures, XXVII), et Rodin, à partir de 1880, travaille à sa Porte de l’Enfer, largement inspirée par le poète florentin. En 1902, Edward Steichen associe les trois noms en photographiant Rodin face au Penseur, et devant le Monument à Victor Hugo. Dans cette image, résultant du montage de deux négatifs, les profils à contre-jour de Rodin et du Penseur, dans sa version agrandie, se font face, réunis autour de la figure baignée de lumière du poète.
La rencontre et le portrait
Lors du Salon de 1882, le buste représentant Victor Hugo couronné de lauriers réalisé par Victor Vilain déçoit Edmond Bazire (1846-1892), journaliste au Rappel et à L’Intransigeant : "J’aurais rêvé peut-être un Victor Hugo plus familial, à la barbe annelée ayant de la douceur et de la paternité : le Victor Hugo que Jeanne et Georges embrassent Tel qu’il est, il restera ; mais on ne le verra que dans sa grandeur terrible, et j’aurais voulu que la postérité le vît dans sa grandeur sereine et bonne."
En revanche, le buste de Rodin représentant le peintre Jean-Paul Laurens l’enthousiasme : "Le sculpteur explique le peintre que rien ne fléchit, et qui donne des coups de pinceau comme il donnerait des coups de poings. Merci au sculpteur."
Rodin lui écrit pour le remercier et l’invite à venir voir son travail. Bazire lui rend visite dans les ateliers de la rue de l’Université à la fin de l’automne 1882. Le sculpteur est encore marqué par l’accusation de surmoulage portée quelques années auparavant contre son Âge d’Airain (1877) et s’en confie au journaliste, qui lui conseille, afin de prouver son talent, de faire le portrait de personnages célèbres, comme Rochefort ou Hugo, peu susceptibles de se rendre complices de ce genre d’imposture. Rapidement, le journaliste et le sculpteur deviennent amis, comme en témoigne l’exemplaire dédicacé de L’Art d’être grand-père, que le premier, proche de Victor Hugo, offre au second (et qui figure toujours parmi la vingtaine de recueils de Victor Hugo dans les collections du musée) (lien vers notice).
Au début de l’année 1883, Bazire introduit Rodin auprès du poète et homme politique, alors âgé de 80 ans et au faîte de sa gloire : "Vendredi, Cher ami, J’ai vu Victor Hugo ce soir. Ne manquez pas de lui faire visite dimanche. Jour sera pris pour déjeuner chez lui et commencer les poses. Il vous fera les conditions d’être bref ; acceptez la (sic). Le travail une fois en train, vous le pousserez jusqu’au bout sans aucune difficulté."
S’il invite le sculpteur chez lui, avenue d’Eylau (rebaptisée avenue Victor Hugo dès 1881), Victor Hugo refuse en effet de se prêter à d’interminables séances de pose : "Par malheur, se rappelle Rodin, Victor Hugo venait justement d’être martyrisé par un sculpteur médiocre nommé Villain. Celui-ci, pour faire un mauvais buste, lui avait infligé trente-huit séances de pose. Aussi quand j’exprimai timidement mon désir de reproduire à mon tour les traits de l’auteur des Contemplations, il fronça terriblement ses sourcils olympiens."
Au cours des visites et des repas auxquels il est convié (en février, mars et peut-être jusqu’en avril 1883), la tâche n’est effectivement pas facile pour Rodin, ainsi qu’il le raconte :
"Je vins donc et je crayonnai au vol un grand nombre de croquis afin de faciliter ensuite mon travail de modelage. Puis j’apportai ma selle de sculpteur et de la terre. Mais, naturellement, je ne pus installer cet outillage salissant que dans la véranda, et comme c’était dans le salon que Victor Hugo se tenait d’ordinaire avec ses amis, vous imaginez quelle fut la difficulté de ma tâche. Je regardais attentivement le grand poète, j’essayais de graver son image dans ma mémoire, puis soudain en courant, je gagnais la véranda pour fixer dans la glaise le souvenir de ce que je venais de voir. Mais souvent, dans le trajet, mon impression s’affaiblissait, de sorte qu’arrivé devant ma selle , je n’osais plus donner un seul coup d’ébauchoir et je devais me résoudre à retourner auprès de mon modèle."
Rodin est donc contraint d’observer "à la sauvette" son illustre modèle, et réalise, au cours des repas, de nombreux croquis "sur le vif" : beaucoup sont tracés sur de petites feuilles de papier très fin, qu’il tient au creux de sa main : Portrait de Victor Hugo (1883), Diverses études de la tête de Victor Hugo (1883), etc.
Rodin parvient à adapter sa méthode de travail aux exigences de son modèle, et même à en tirer avantage : "Pendant plus d’un mois, jen venais tous les jours chez lui pour faire son buste. Je travaillais dans sa véranda, et à l’heure des repas j’observais furtivement, mais attentivement car il ne voulais pas poser. Il se laissait voir, et de tous les côtés — cela ne le gênait pas —, mais il ne voulait pas poser. Alors je le regardais en conscience. Et j’ai pu obtenir ainsi un Hugo qui est vrai."
Le 27 février 1883, Rodin assiste au banquet donné à l’Hôtel Continental en l’honneur des 81 ans de Victor Hugo. Peu de temps après, un mouvement d’humeur du poète met fin au travail de Rodin. Le portrait en terre crue reste un temps chez Hugo (des amis veillent à l’humidifier régulièrement), et Rodin a heureusement pris soin d’en faire prendre des photographies (lien vers notice). Plusieurs font l’objet de retouches au crayon - Rodin cherchant ainsi à poursuivre ce portrait demeuré inachevé. Sur l’une de ces photographies, le buste en marbre représentant Victor Hugo jeune, sculpté par David d’Angers, offre à l’arrière-plan un contraste saisissant avec le portrait que Rodin a dû abandonner bien malgré lui. Toutefois, sur le conseil de familiers du poète, ce portrait inachevé est traduit en bronze afin d’être présenté lors du banquet d’anniversaire des 82 ans d’Hugo, en 1884. Quelques semaines plus tard, comme son Buste de Jules Dalou (lien vers notice), il est exposé au Salon, sous le titre Buste de Victor Hugo, "À l’Illustre Maître". Il y est très admiré, même si son aspect inachevé dérange.
Malgré la qualité de ce portrait, à la mort du poète, ce n’est pas Rodin qu’on appelle pour réalise le masque mortuaire, mais Jules Dalou, qui s’y emploie, aidé du mouleur Amédée Bertault. Le même Dalou propose, quelques mois plus tard, et comme d’autres sculpteurs (Paul Darbefeuille, Lucien Pallez, et Rodin lui-même), un projet de monument pour le Panthéon, où la dépouille de Victor Hugo a été déposée le 31 mai 1885. Son projet est alors vertement critiqué par Octave Mirbeau, y voit l’expression maladroite de l’influence de La Porte de l’Enfer de Rodin : l’amitié entre les deux sculpteurs ne survit pas à ce qui ressemble à une critique de plagiat.
Rodin prépare alors aussi son projet de monument, ce dont témoignent deux études sur papier au lavis brun (lien vers notice), où l’influence du Tombeau de Jules II de Michel-Ange se fait encore sentir. D’autres dessins plus anciens laissent d’ailleurs penser que Rodin envisageait ce monument depuis longtemps : l’un d’eux (conservé au musée des Beaux Arts de Rouen) représente le buste d’Hugo sur un piédestal, flanqué d’une figure allégorique inclinée. Le projet par lequel Rodin répond à la commande officielle de 1889 est toutefois d’un parti-pris fort différent.
Les projets pour le panthéon et le Palais Royal
Le monument que l’on envisage d’ériger à la gloire d’Hugo au Panthéon doit fonctionner comme le pendant de celui dédié à Mirabeau dont la réalisation est confiée à Jean-Antonin Injalbert. La commande revient à Rodin en 1889. Celui-ci fait le choix de représenter le Victor Hugo de l’exil, celui qu’a popularisé la photographie prise au "Rocher des Proscrits". Dans la Deuxième étude (décembre 1890), le poète est représenté, entouré de muses, assis sur les rochers de Guernesey. C’est par excellence l’image du poète en méditation, face aux éléments ; mais l’attitude d’Hugo, le visage posé sur la main et le regard tourné vers les rivages de la France, renvoie surtout à son statut d’homme politique et à ses qualités de défenseurs résolu des libertés républicaines. La vision complexe et intimiste du poète que propose Rodin, à contre-emploi par rapport à la monumentalité et la solennité du Panthéon pour lequel l’œuvre est destinée, ne convainc pas le jury, qui la juge confuse et la refuse en juillet 1890.
Dès lors, Rodin travaille simultanément à deux projets : une nouvelle version du monument pour le Panthéon, où le poète, dont le corps nu, non idéalisé et marqué par l’âge, simplement drapé, figure cette fois debout, dressé contre un rocher. À ses pieds, des sirènes provenant de figures de La Porte de l’Enfer, tandis qu’au-dessus de lui se penche une figure de Génie ailé. L’esquisse de cette Apothéose de Victor Hugo 1891) montre que Rodin y fait le choix d’une composition plus monumentale, davantage en accord avec la grandeur de l’architecture du Panthéon et le Monument à Mirabeau d’Injalbert. La première maquette, datée de 1897 (inv S78 ; lien vers notice), semble préciser ce choix : à sa base figurent trois sirènes extraites de la Porte de l’Enfer et rappelant celles du Débarquement de Marie de Médicis de Rubens ; tandis qu’au sommet de la pyramide de pierre, une figure allégorique ailée est penchée sur le poète debout et nu. L’année suivante, cette dernière disparaît. En 1902, la figure d’Hugo est, à l’inverse du reste du monument, suffisamment aboutie pour que Rodin la fasse agrandir. Néanmoins, le travail n’évolue plus beaucoup à partir de cette date, et en 1910 les descendants d’Hugo protestent contre la lenteur de Rodin. Ils menacent même de faire transférer les cendres de leur aïeul au Père-Lachaise si le monument n’est pas livré immédiatement. En définitive, le monument ne sera jamais achevé, Rodin préférant se consacrer à son autre projet.
Celui-ci s’inscrit dans la suite des recherches initialement engagées pour le monument du Panthéon. Hugo y est représenté assis, entouré de muses, la tête posée sur la main, et le bras gauche tendu. Si cette version a été refusée pour le Panthéon, le Directeur des Beaux-Arts envisage de la faire installer dans un musée ou un jardin public.
Ce plâtre est exposé en 1897 au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts, flanqué des deux muses inspiratrices (La Muse Tragique et La Méditation ou La Voix Intérieure (1896), qui provient du tympan de la Porte de l’Enfer). Seule la figure de la Muse tragique subsiste, portée par un échafaudage, dans le plâtre exposé en 1900 au Pavillon de l’Alma. Dans la version finale en marbre, exposée au Salon de 1901, toutes les figures allégoriques ont disparu. Rodin a préféré simplifier l’ensemble, pour se concentrer, comme pour le Balzac, sur l’expression de la figure principale du poète. Ainsi que le résume Judith Cladel, qui observe le travail du sculpteur : "Victor Hugo est si complet par lui-même, son attitude, son geste disent si bien tout, que les muses ne lui ajoutent rien. Je crois même qu’elles le limitent... À lui seul il est la poésie et la poésie ne s’explique pas." Terminé en 1906, le Monument à Victor Hugo est installé trois ans plus tard dans les Jardins du Palais Royal.
Le processus de simplification et de concentration entrepris par Rodin pour ce monument aboutit en 1902 au Buste héroïque de Victor Hugo : cette fois, s’agissant à nouveau d’un buste, le poète est représenté hors de tout contexte, à l’opposé du parti pris d’Ernest Barrias, qui présente au Salon de 1902 un Monument à Victor Hugo composé comme une pièce montée de bas-reliefs, d’éléments pittoresques et de figures allégoriques (installé Place Victor Hugo à Paris, le monument est aujourd’hui disparu). Dans le buste modelé par Rodin, la tête seule du poète fait l’objet de toutes les attentions du sculpteur : ses traits sont simplifiés et amplifiés, tandis que la tête est inclinée vers l’avant, exposant un large front qui résume la concentration et la puissance créatrice du poète.
À son tour, ce buste, dans une version en plâtre, sert à une expérimentation pour un nouveau projet de monument en 1903 : posé sur un piédestal, le buste fait face à deux tirages de La Voix Intérieure. Une photographie prise dans l’atelier de Rodin par Stephen Haweis et Henry Coles en 1903-1904 révèle une composition audacieuse qui annonce celle envisagée pour le Monument à Puvis de Chavannes (1899-1903), laissé inachevé à la mort de Rodin.
La relation directe entre Rodin et Hugo est finalement assez brêve, mais elle revêt un caractère essentiel pour le premier. Les portraits dessinés, les bustes et les projets de monuments expriment d’abord l’admiration du sculpteur envers le vieux poète - une admiration par ailleurs très largmeent partagée par ses contemporains. L’introduction auprès d’Hugo et la réalisation du premier portrait d’après nature témoignent du désir de reconnaissance de Rodin comme des difficultés qu’il rencontre au début de sa carrière d’artiste. Les commandes de monuments prouvent toutefois qu’il n’est pas dépourvu de soutiens ; même si le refus du jury est, une fois encore, le prix à payer d’un parti pris esthétique audacieux.