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Edward Steichen
LE MONUMENT À BALZAC : POLÉMIQUE AUTOUR D’UNE RÉCEPTION
En 1898, la réception du Monument à Balzac est l’occasion d’une vive polémique, provoquée par le refus de l’œuvre par la Société des Gens de Lettres, qui en est le commanditaire. Les principaux reproches, relayés par la presse française, visent le parti pris esthétique de Rodin en rupture totale avec l’iconographie du portrait de l’homme de lettres et la forme conventionnelle du monument. La presse internationale rend compte de l’ampleur prise par la controverse, jusque dans les pages d’un journal américain de Milwaukee (Wis.). Paradoxalement, c’est grâce à ce scandale que la rencontre entre le sculpteur français et l’américain Edward Steichen a lieu, d’abord à distance et par œuvre interposée. Steichen (1879-1973), qui n’est pas encore l’un des plus grands représentants du courant pictorialiste, découvre le Balzac de Rodin par le biais de la photographie illustrant l’article. Il en est profondément marqué :
« Ce n’était pas seulement la statue d’un homme ; c’était la véritable incarnation d’un hommage au génie. On aurait dit une montagne prenant vie. Il éveilla mon envie d’aller à Paris où des artistes de la stature de Rodin vivaient et travaillaient. » (Steichen, A life in photography, 1963).
EDWARD STEICHEN
À Milwaukee, Steichen démarre sa vie professionnelle de lithographe en 1898. Peintre, il s’adonne déjà à la photographie, nourrissant sa passion pour l’art de la lecture d’ouvrages d’histoire de l’art et de revues de photographie. Ces dernières connaissent alors un essor considérable lié à l’apparition au début de la décennie du courant pictorialiste. Ce mouvement d’ampleur internationale affirme le statut pleinement artistique de la photographie, et se caractérise notamment par l’expérimentation de multiples techniques permettant de retravailler l’image au cours du développement. En 1898 encore, a lieu à Philadelphie le premier Salon de photographie artistique, où sont présentées des œuvres d’Alfred Stieglitz, Clarence H. White, Gertrude Käsebier, Fred Holland Day… L’année suivante, Steichen obtient de présenter ses propres tirages. Ce succès le conforte dans le projet de se rendre à Paris.
Avant d’embarquer pour l’Europe en 1900, Steichen rencontre à New York Alfred Stieglitz, photographe, chef de file des pictorialistes mais aussi futur éditeur de la revue Camera Work, fondateur et directeur des Little Galleries of the Photo-Secession sur la 5ème Avenue. Le jeune artiste lui présente ses peintures et ses photographies, qui reçoivent les encouragements du maître.
Arrivé à Paris, Steichen visite l’exposition que Rodin a organisée Place de l’Alma. Il y découvre le modèle en plâtre du Balzac, mais, impressionné, n’ose pas aborder le sculpteur pourtant présent.
À Montparnasse, Steichen poursuit ses activités de peintre et de photographe, exposant bientôt régulièrement ses tableaux au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts puis au Salon d’automne, tandis que ses photographies sont montrées au Salon de Chicago, à la Galerie 291 à New York (ainsi qu’ont été rebaptisées en 1908 les Little Galleries), et à Londres à la Royal Photographic Society.
LA RENCONTRE
Immergé dans le milieu artistique international de Montparnasse, Steichen rencontre en 1901 le peintre norvégien Fritz Thaulow, qui apprécie sa peinture. Thaulow à son tour le présente à Rodin, à qui il avait offert, vers 1896, plusieurs de ses propres tableaux, dont Place de petite ville. Rodin apprécie Steichen au point de l’accueillir pendant près d’un an dans son atelier de Meudon. Le photographe réalise alors une série de portraits du sculpteur, ainsi qu’un grand nombre de photographies de sculptures (par exemple, Rodin, le Monument à Victor Hugo et le Penseur, 1902 [Ph.217], Rodin devant la Main de Dieu, 1901 [Ph.237], L’éveil, 1901 [Ph.684] ou encore Le Penseur, 1901 [Ph.228 et Ph.229]).
Vue de l'oeuvre
De retour à New York en 1902, Steichen ouvre son propre studio de photographe-portraitiste, ce qui lui permet de subvenir à ses besoins. À partir de 1905-1906, il exerce également une certaine influence sur Stieglitz dans la programmation de la Galerie 291, que celui-ci souhaite ouvrir, au-delà de la seule photographie, à toutes les formes d’art.
En 1906, il repart pour la France, accompagné cette fois de sa famille. Jusqu’au début de la guerre, Steichen alterne séjours en France et aux Etats-Unis. Toujours admiratif de Rodin, il souhaite présenter ses dessins à la Galerie 291 (l’exposition a lieu en 1908). Les deux hommes étant devenus très proches, Rodin sera le parrain de la deuxième fille de Steichen, prénommée Kate Rodina en hommage au sculpteur.
En 1908 — dix ans après le scandale provoqué par le Balzac —, Rodin entreprend une importante campagne photographique autour de cette œuvre, suite au regain d’intérêt suscité notamment par l’inauguration, cette année-là, du Musée Balzac, auquel le sculpteur avait donné une maquette en plâtre de son monument. La presse revient alors largement sur la vie et l’œuvre de l’écrivain, ainsi que sur sa représentation par Rodin, qui défend une fois encore son travail dans une interview qu’il accorde au journal Le Matin.
En outre, depuis la fin des années 1890, journaux et revues ont maintes fois évoqué l’œuvre de Rodin, dont le Balzac. De nombreux auteurs lui ont consacré des ouvrages et monographies, abondamment illustrés. Or, l’iconographie du Balzac pèche par le nombre restreint d’images différentes et inédites, et peu de vues montrent le monument dans son intégralité.
Rodin décide de remédier à cette situation en engageant une importante campagne photographique. Il sollicite pour cela trois photographes : Jacques-Ernest Bulloz, spécialiste de la reproduction d’œuvres d’art ; Jean Limet, patineur de bronze et photographe amateur ; et Steichen, artiste peintre, photographe désormais reconnu, et ami du sculpteur, toujours aussi admiratif de son œuvre.
LA CAMPAGNE PHOTOGRAPHIQUE DE 1908
À l’automne 1908, prévenu par une lettre de Rodin que le plâtre du Balzac a été sorti de l’atelier (le tirage en bronze n’est pas encore fait, puisque l’œuvre a été refusée), et qu’il est possible de le photographier, Steichen se met au travail. Il photographie d’abord le Balzac de jour. Étonné par l’apparence étrange de son œuvre la nuit, Rodin demande au photographe s’il est possible d’envisager des prises de vue à la lumière de la lune, ce qui séduit Steichen, dont les recherches picturales témoignent d’un fort intérêt pour les atmosphères nocturnes. Deux nuits de suites, il expérimente pour la première fois les possibilités de l’éclairage lunaire : au cours de la première nuit, il commence par graduer les temps de pose ; pendant la seconde, il réalise les clichés proprement dits, déplaçant sa chambre (6 x 8) en suivant la trajectoire de la lune. L’heure à laquelle chaque cliché a été réalisé est soigneusement notée : les prises de vue s’échelonnent toutes les heures de 11 heures du soir à 4 heures du matin. Les conditions de faible luminosité conditionnent de très longs temps de pose (entre une demi-heure et deux heures), et le résultat est incertain.
La réussite des prises de vue est rapidement attestés par un télégramme que Steichen envoie à un Rodin inquiet et impatient de voir les images. Les tirages en revanche sont plus longs à réaliser.
Steichen fait part de son enthousiasme à Stieglitz :
« Ai photographié et peint le ‘Balzac’ de Rodin qu’il avait sorti en plein air et j’ai fait tout cela à la lumière de la lune — passant deux nuits entières du coucher au lever du soleil — c’était fabuleux. C’est une commande de sa part. »
Le jeune photographe ne se contente pourtant pas de répondre à un travail de commande : il engage une profonde réflexion sur la vision de l’œuvre qu’il souhaite traduire dans la photographie ce qui nécessite un intense travail en laboratoire. L’effet nocturne recherché ne pouvant en effet être obtenu par la seule prise de vue, le photographe expérimente les possibilités offertes par les procédés de développement combinant fréquemment sur un même tirage deux techniques différentes (gomme bichromatée ou tirage au charbon sur platinotype), un travail de retouche au pinceau sec, et des procédés de « virages » colorés, qui renforcent la sensation de lumière lunaire. Le résultat constitue un épisode déterminant de la carrière de Steichen, et l’un des sommets de la photographie pictorialiste.
L’allure fantomatique de la silhouette du Balzac inspirera ces lignes à Judith Cladel, première biographe de Rodin :
« Les soirs de lune, surgissant, blanc et comme phosphorescent, du lac d’ombre épandu sur le sol, il tendait vers la zone de clarté son masque d’oiseau nocturne, tel un être venu du monde de l’occulte et qui va y retourner. Il semblait le double astral, rendu perceptible aux yeux profanes, de l’immortel écrivain. Il communiquait à l’âme ces frissons que propage le spectre du père d’Hamlet quand il paraît sur la falaise d’Elseneur. »
Devant ces images, Rodin est admiratif et enthousiaste : « C’est le Christ marchant dans le désert, dit-il à Steichen. Vos photographies feront comprendre au monde mon Balzac. » Le sculpteur remercie le photographe en lui offrant un Homme qui marche en bronze.
Les photographies du Balzac connaissent alors une diffusion internationale : Stieglitz les expose dans sa Galerie 291 à New York dès le printemps 1909, puis les publie en 1911, accompagnées d’un article de Charles H. Caffin, dans la prestigieuse revue Camera Work qu’il avait fondée en 1903. Très fier de cette publication, Rodin en acquiert une trentaine d’exemplaires, dont un seul subsiste aujourd’hui dans les collections du musée, preuve qu’ils ont été largement distribués, sans doute à des fins promotionnelles.
UNE ŒUVRE À PART ENTIÈRE
Si les photographies du Balzac ont fait l’objet de tirages et d’agrandissements multiples (pour être publiées, vendues ou offertes à des collectionneurs) dans des formats et des techniques différentes, les peintures réalisées par Steichen sur le même sujet ont disparu, l’artiste les ayant brûlées dans les années 1920 à l’exception d’une seule, Shrouded Figure in Moonlight (conservée au Sheldon Museum of Art, University of Nebraska-Lincoln). Les plaques de verre des clichés originaux du Balzac, rangées dans la maison de vacances de la famille Steichen à Voulangis, ont été rongées et détruites par l'humidité. Ne demeurent aujourd'hui que les tirages au travers desquels Steichen a restitué sa vision du Balzac, entre symbolisme et pictorialisme.
Après la Seconde Guerre Mondiale et la disparition de Rodin, le photographe évolue vers un style plus journalistique, avant de devenir, en 1947, le premier conservateur des collections photographiques du Museum of Modern Art de New York, musé qui possède, dans son jardin de sculptures, un exemplaire du Balzac.