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Vincent van Gogh
Auguste Rodin et Vincent Van Gogh ne se sont jamais rencontrés, et on ne sait pas ce que le peintre pouvait penser de l’œuvre du sculpteur. En revanche, Rodin, dont on connaît l’intérêt et le goût pour la peinture, appréciait l’œuvre du peintre hollandais, pourtant a priori fort éloignée de la sienne. Les trois tableaux de Van Gogh figurant dans la collection personnelle de Rodin en témoignent. La Vue du Viaduc à Arles également intitulé Le Train Bleu ou Les Moyettes), peint en mars 1888, a été acquis par Rodin en 1904, probablement auprès de la galerie parisienne Soullié. Le Paysage de moisson (1888 ; également intitulé Les Moissonneurs), un tableau très apprécié de Rodin, a quant à lui été acquis auprès du marchand Amédée Schuffenecker après 1905. Aux yeux de Rodin, Van Gogh compte parmi les plus grands paysagistes, ainsi qu’il le déclare à l’homme de lettres Ricciotto Canudo, lorsque ce dernier lui rend visite à Meudon en 1913 :
"Van Gogh et Renoir sont les deux plus grands peintres de notre temps. Le paysage pour l’un, le nu humain pour l’autre, ont été si magnifiés qu’il faut beaucoup apprendre de leur art..."
Histoire d'une acquisition par Rodin
Le troisième tableau peint par Van Gogh et figurant dans la collection de Rodin n’est toutefois pas un paysage : il s'agit du Portrait du Père Tanguy (1887). Cette œuvre témoigne, outre du goût du sculpteur pour la peinture du Hollandais, des liens de confiance et d’amitié qui lient Rodin et Octave Mirbeau (1848-1917), critique d’art, journaliste, écrivain et dramaturge. Rodin le connaît depuis le milieu des années 1880 : alors qu’il travaille à La Porte de l’Enfer, Mirbeau en donne l’une des premières descriptions dans la revue La France, en février 1885. Près de vingt ans plus tard, cette amitié donne lieu à une collaboration artistique entre le sculpteur et l’écrivain : en 1902, Rodin travaille à une suite de lithographies destinées à une édition illustrée du Jardin des Supplices, publiée par le marchand Ambroise Vollard. Lors de sa première parution au mois de juillet 1899, en pleine affaire Dreyfus, dont Mirbeau est un défenseur, l'ouvrage a à la fois connu un succès public et fait scandale.
Au début du mois de mars 1894, c’est donc Mirbeau qui, dans une lettre adressée à Rodin, prévient ce dernier de la tenue prochaine d’une vente de tableaux susceptible de l’intéresser :
"Vous savez qu’il doit y avoir très prochainement un vente de tableaux au profit de la mère Tanguy, la veuve de ce si original et si parfaitement bon père Tanguy. Il y a déjà de jolis envois et la vente s’annonce bien." (Octave Mirbeau, Correspondance avec Auguste Rodin, lettre n°73)
Bien que Rodin ait été sollicité par Alice Mirbeau pour faire partie du comité chargé de l’organisation de la vente en question, on ne sait pas précisément à quel moment le portrait peint par Van Gogh entre en sa possession. Il représente Julien-François Tanguy (1825-1894), dit le "père Tanguy", marchand de couleurs rue Cluzel à Paris (derrière Notre-Dame-de-Lorette), ancien communard se prétendant anarchiste, bien connu du milieu artistique parisien. Dans sa boutique se rencontrent et se réunissent des amateurs d’art et de jeunes peintres, pour la plupart "refusés" au Salon et participant aux expositions impressionnistes : Monet, Renoir, Pissarro, Cézanne… Van Gogh rencontre le père Tanguy en 1886, sans doute par l’entremise de son frère Théo qu’il retrouve l’été de cette année-là à Paris, après son départ précipité d’Anvers. Comme Tanguy montre dans sa boutique les toiles des artistes — qui sont aussi ses clients et ses amis —, Van Gogh lui confie bientôt les siennes. Pour le marchand, tous ces artistes sont des incompris dans lesquels il croit, et qu’il défend. Mécène à sa manière, il leur accorde fréquemment des crédits — rarement remboursés — et leur tient table ouverte afin de leur venir en aide. C’est également Tanguy qui présente Van Gogh au peintre qui à ses yeux surpasse tous les autres : Cézanne. Lors de leur première rencontre dans la boutique de Tanguy, le peintre d’Aix, devant les toiles du Hollandais, lui déclare en soupirant : "Décidément, vous faites une peinture de fou." (cité par Pierre Cabanne, Van Gogh, p. 104)
Van Gogh a peint trois portraits représentant le père Tanguy : le premier, datant de 1886-87 (Collection Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague), bien qu’énergiquement et largement brossé, emprunte sa composition en buste et sa gamme chromatique d’ocre et de terres aux modèles du Siècle d’or hollandais. Les deux suivants, peints en 1887, rompent avec cette formule et sont tous les deux proches d’un petit dessin daté d’octobre-décembre 1887 conservé à Amsterdam, au Musée Van Gogh. L’un se trouve aujourd’hui dans une collection particulière (1887-88 ; 65 x 51 cm. ; Collection Stavros Niarchos, Paris) ; le second est celui qui, après avoir longtemps appartenu à Tanguy qui ne voulait pas s’en séparer, a été acquis par Rodin en 1894 suite au décès du marchand. C’est le tableau qui figure toujours dans les collections du Musée Rodin.
Ce portrait illustre admirablement les qualités que Rodin prête à Van Gogh, cet "admirable démolisseur des formules académiques, qui eut aussi le génie de la lumière" (Rodin 1909, cité in Catalogue des Collections). Avec Paul Gsell, qui en 1907 publie un entretien dans La Revue, Rodin se montre plus dissert et déclare :
"Si nous aimons ces peintres, malgré leur maladresse évidente, c’est parce qu’ils regardèrent la nature avec des yeux absolument neufs dont aucune règle d’école, aucun idéal de convention, aucune forme apprise n’avaient encore adultéré la vision. C’est le même mérite que nous trouvons chez Van Gogh. Il néglige toutes les recettes académiques, il ignore la manière de confectionner un tableau comme un plat ou comme une sauce suivant les indications d’un livre de cuisine. Il se place naïvement devant la nature et cherche à la traduire. Qu’il y ait parfaitement réussi, c’est une autre affaire. Il est certain qu’il ne sait pas dessiner. C’est un défaut commun à plusieurs impressionnistes. La massivité de ce portrait est assurément fâcheuse. Moi qui aime tant exprimer dans mes œuvres la logique et l’harmonie des lignes naturelles, je suis choqué de cette lourdeur. Mais dans ma haine de tout ce qui sent l’École, je pardonne beaucoup à l’indépendance de Van Gogh." (Paul Gsell, "Propos d’Auguste Rodin sur l’art et les artistes", La Revue, 1er novembre 1907, p. 98)
L'art du Japon : une passion commune
De fait, le style du Portrait du Père Tanguy n’a rien de commun avec l’Académie : Van Gogh a recours à l’emploi de couleurs pures, au contraste de complémentaires, à un traitement néo-impressionniste fait de touches épaisses et orientées. La figure s’inscrit frontalement, avec brutalité presque, au centre d’un espace dont la profondeur est barrée par un écran composé de reproductions d’estampes japonaises.
Ce goût pour les estampes japonaises apparaît dans l’œuvre de Van Gogh à partir du printemps 1886, alors qu’il vient d’arriver à Paris pour rejoindre son frère Théo. Ce dernier, qui travaille pour les marchands Boussod et Valadon, fait la promotion de peintres impressionnistes comme Monet, ou Pissarro dont Van Gogh fait ainsi la connaissance. Au restaurant de la mère Bataille, rue des Abbesses, le peintre côtoie également Toulouse-Lautrec, Jean Jaurès ; il fréquente aussi John Russell, Louis Anquetin, Emile Bernard — autant de représentants de la modernité parisienne. En même temps que les œuvres des impressionnistes, Van Gogh découvre les estampes japonaises également exposées chez le marchand Bing. Au cours de l’hiver 1887, ces dernières lui inspirent copies et pastiches - des "japonaiseries" comme Le Pont sous la Pluie et Les Pruniers en Fleurs, toutes deux d’après Hiroshigé (Amsterdam, Musée Van Gogh). Des estampes figurent à l’arrière-plan du Portrait d’Agostina Segatori au Café du Tambourin (février-mars 1887) (Amsterdam, Musée Van Gogh), de l’Autoportrait à l’Estampe Japonaise (hiver 1887) (Bâle, Kunstmuseum), de l’Autoportrait à l’Oreille Coupée (janvier 1889) (Londres, Courtauld Institute Galleries), et, bien sûr, des deux versions du Portrait du Père Tanguy peintes au cours de l’hiver 1887.
La vogue du "japonisme" est très répandue à Paris entre 1870 et 1890. C’est ce qui réunit Van Gogh et Rodin. L’engouement du second pour les estampes japonaises a quant à lui été suscité par la découverte, vers 1887, de la collection d’Edmond et Jules de Goncourt dans leur maison d’Auteuil, décrite dans La Maison d’un artiste, paru quelques années auparavant. Elle déclenche chez lui une passion, qu’il partage avec de nombreux artistes, écrivains et collectionneurs de son temps : Edmond de Goncourt, Félix Régamey, Raphaël Collin, Paul Gauguin, Sigfried Bing, Henri Cernuschi, Albert Kahn, ou encore son ami Claude Monet (lien vers Fiche "Monet-Rodin"). Le 28 novembre 1894, ce dernier organise dans sa salle à manger de Giverny décorée de sa collection d’estampes japonaises, un dîner qui réunit quelques uns de ces amateurs : Paul Cézanne, Gustave Geffroy, Georges Clémenceau, Octave Mirbeau et Rodin, qui au cours de sa vie fait aussi l’acquisition de nombreuses estampes (Harunobu, Kunisada, Hiroshigé, Kuniyoshi, Hokusai…) (lien vers notices ; inv G7453, G7460, G7436, G7449, G7561…), mais aussi de dessins, de sculptures, de céramiques et de masques extrême-orientaux (lien vers notices ; inv D7510, D7515, Co.142, Co.129…). En 1911, ses amis de la revue japonaise Shirakaba lui offrent un bel ensemble de trente estampes, comprenant notamment des chefs-d’œuvre d’Utamaro, Hiroshigé et Hokusai (dont l’une des Trente-Six Vues du Mont Fuji) (lien vers notice ; inv G7416), qui viennent compléter les lacunes de la collection de Rodin.
Le Portrait du Père Tanguy, avec son fond d’estampes japonaises, fait ainsi le lien entre Rodin et Van Gogh. L’histoire de son acquisition par le sculpteur offre un bon exemple du tissu amical, social et professionnel au sein duquel il évolue (lien vers Fiche Rodin & les Modernismes). Il témoigne en outre de l’intérêt de Rodin envers certaines des formes picturales les plus avancées de son temps, même si sa collection de personnelles de peintures se caractérise par une grande hétérogénéité. Enfin, dans la mesure où Le Portrait du Père Tanguy constitue une forme d’assimilation picturale du style des estampes japonaises, l’œuvre marque aussi une différence importante entre l’art de Van Gogh et celui de Rodin. En effet, si le sculpteur partage le goût pour l’art du Japon du peintre hollandais, à la différence de ce dernier, Rodin n’introduit jamais de motif ni de référence directe au Japon dans sa propre œuvre — et ce, même lorsqu’il prend pour modèle la danseuse et comédienne japonais Hanako, dans une importante suite de dessins et de sculptures. Quoi qu’il en soit, le « détour » par le Japon va permettre à chacun des deux artistes de nourrir les développements singuliers de leurs productions respectives, dans des directions différentes. Chez Rodin, l’influence la plus nette se fait sentir dans des dessins et aquarelles de nus, aux sujets parfois érotiques. Le sculpteur y fait preuve d’une grande capacité de synthèse de l’anatomie, par l’emploi de larges plages de couleurs à peine modulées, qui s’épanchent librement au-delà de lignes tendues dessinant les silhouettes.
Chez Van Gogh, la découverte des estampes japonaises, associé à celle de la peinture parisienne, provoque sa rupture d’avec les formules des Écoles du Nord dont il était jusque-là tributaire. Sa peinture tend à un aplatissement de l’espace, à une intensification des contrastes de couleurs vives, prélude à l’élaboration et au développement du style si caractéristique de sa période "classique", à partir de l’automne 1888. Ainsi, à partir de leur goût commun pour les estampes japonaises, et de leur capacité à en tirer des enseignements dans leurs œuvres respectives, Van Gogh et Rodin contribuent tous deux à ouvrir la voie aux avant-gardes du début du XXème siècle, depuis les mouvements expressionnistes européens jusqu’aux recherches de synthèse de la ligne et de la couleur chez Matisse.