Rodin et la littérature

Fermeture anticipée le 31 décembre 2024 à 17h30, dernière entrée au musée à 16h45. Fermeture du jardin de sculptures à 17h.
Le 1er janvier 2025, le musée sera fermé toute la journée.

Rodin et la littérature

Rodin était admiratif de nombreux écrivains, et a réalisé le portrait de bon nombre d’entre eux : Victor Hugo, Octave Mirbeau, Henry Becque, Anna de Noailles, George Bernard Shaw, Gustave Geffroy, Balzac... Le Musée Rodin conserve près de 2000 ouvrages reçus par Rodin et dédicacés par leurs auteurs (Robert de Montesquiou, Rainer Maria Rilke...), qui constituent, en retour, autant de témoignages de l’admiration que nombre d’écrivains et de poètes contemporains de Rodin portent à son œuvre.

Ainsi, Alphonse Daudet, ami de Rodin depuis la fin des années 1880, le présente à Jules Renard en 1891, en l’emmenant rue de l’Université. Après avoir vu les sculptures qui y sont rassemblée, l’auteur des Histoires naturelles et des Bucoliques note ces remarques enthousiastes : "Seigneur, faites que j’ai la force d’admirer toutes ces choses ! Chez Rodin, il m’a semblé que mes yeux tout d’un coup éclataient. Jusqu’ici la sculpture m’avait intéressé comme un travail dans du navet. Écrire à la manière dont Rodin sculpte." (Jules Renard, Journal, 1887-1910 (1925))

Les sources d'inspiration

Rodin a toujours manifesté un goût prononcé pour la littérature et la poésie : "Dans ma jeunesse, je croyais que lire un poème, par exemple, cela pourrait m’aider à comprendre mon art." (Rodin, cité in Matiussi/Masson, p. 194)

Le sculpteur multiplie les lectures dans des veines variées, passant des auteurs antiques (Homère, Virgile, Ovide) aux romantiques (Victor Hugo (lien vers fiche Rodin & Hugo), Alfred de Musset, Lamartine. Il est aussi lecteur de Dante, dont il s’inspire pour sa Porte de l’Enfer, et de Charles Baudelaire. En 1887, Rodin se voit d’ailleurs confier la tâche d’illustrer l’exemplaire des Fleurs du Mal appartenant à Paul Gallimard (l’un des rares exemplaires de l’édition originale de 1857) ; l’ouvrage est ensuite relié par Marius Michel. En 1892, grâce à l’aide de Mallarmé, qui fait partie de la commission, Rodin envisage un temps la réalisation d’un Monument à Baudelaire, projeté pour son tombeau au Cimetière du Montparnasse. Malgré ce soutien, et bien que le poète Charles Morice souligne les affinités entre Baudelaire et Rodin ("Le monument de Baudelaire", Le Journal des Artistes, 5 septembre 1892, p. 261-262), le monument ne sera jamais érigé. Il ne subsiste de ce projet que l’intense portrait du poète modelé par Rodin.

L’œuvre de Baudelaire inspire aussi une deuxième série d’illustrations réalisées par Rodin : en 1897, Octave Mirbeau, écrivain et ami du sculpteur, rédige la préface d’un recueil de dessins de Rodin, dit Album Goupil, du nom de l’éditeur, ou Album Fenaille, du nom du mécène. En 1899, Rodin réalise l’illustration figurant au frontispice du Jardin des Supplices, le sulfureux roman de Mirbeau. Suite au succès de la première édition, l’éditeur Charpentier et Fasquelle décide d’en réaliser une deuxième, de luxe, pour laquelle Rodin exécute vingt illustrations lithographiées par Auguste Clot. L’édition, financée par Ambroise Vollard, paraît en 1902 (deux cent exemplaires numérotés). Un autre signe de l’amitié qui lient les deux hommes est le portrait exécuté par Rodin sur la couverture d’un exemplaire de Sébastien Roch appartenant à Edmond de Goncourt. Cette amitié est telle que certains journalistes écrivent que Mirbeau a "inventé Rodin comme Zola avait inventé Manet".

Les amitiés et le compagnons de route

Le critique Gustave Geffroy compte parmi les premiers et attentifs soutiens du sculpteur. Alors qu’au Salon de 1883 Rodin présente pour la première fois des éléments de la Porte de l’Enfer, ainsi qu’une figure partielle comme œuvre à part entière, Geffroy, qui devient bientôt l’ami du sculpteur, écrit : « M. Rodin a sculpté des femmes de formes tourmentées ; l’artiste, dont on dit grand bien, semble poursuivi par le souvenir des croquis de Delacroix. Attendons que ces lignes se dégagent et que la pensée s’affirme. (Justice, 3 mars 1883).

En 1885, Rodin rencontre Octave Mirbeau. Ardent défenseur de Monet, Cézanne, Pissarro, Van Gogh, Gauguin, Mirbeau insiste pour qu’en juin 1886 Rodin présente ses œuvres à la galerie Georges Petit. Cette exposition va lui permettre d’effectuer une percée décisive dans sa carrière. La critique (Dargenty et Geffroy en tête) reconnaît que Rodin a repoussé les limites de la sculpture moderne.

En 1887, alors que Rodin vit très mal sa relation compliquée avec Camille Claudel et ne parvient plus à travailler, Mirbeau et son épouse l’invitent de manière pressente à les rejoindre durant l’été dans leur villégiature en Bretagne. Au bout d’un mois, réconforté par son hôte qui ne tarit pas d’éloges à son sujet, Rodin rentre à Paris et se remet au travail.

En 1891, c’est encore Mirbeau qui incite Rodin à se porter acquéreur d’un tableau de Pissarro ; trois ans plus tard, il l’avertit de la vente des tableaux ayant appartenu à Julien-François Tanguy, récemment décédé. Rodin fera ensuite l’acquisition du Portrait du Père Tanguy peint par Van Gogh en 1887.

Geffroy et Mirbeau jouent encore un rôle déterminant dans la vie et l’œuvre de Rodin : c’est en effet par leur intermédiaire que Rodin et Monet se rencontrent, vers le milieu des années 1880, alors qu’ils fréquentent les dîners des Bons Cosaques, un groupe de jeunes artistes novateurs réunis par Mirbeau.

Les deux critiques viennent encore en aide aux deux artistes, lorsque ceux-ci décident d’exposer ensemble à la galerie Georges Petit en 1889. Dans leur catalogue commun, Mirbeau écrit le texte pour Monet, Geffroy celui pour Rodin. Lorsque Rodin présente en 1890 son projet de Monument à Victor Hugo à la commission pour le programme du Panthéon, qui le refuse, ce sont toujours Mirbeau et Geffroy qui se montrent, avec le critique Arsène Alexandre, les soutiens les plus fervents du sculpteurs. La gratitude de Rodin pour le soutien indéfectible de Geffroy s’exprime au travers du portrait qu’il réalise en 1905, et qui traduit la vivacité d’esprit et la concentration du critique.

Le journaliste Edmond Bazire, rédacteur de L’Intransigeant, défend l’œuvre de Rodin dès 1882. C’est le premier succès critique de Rodin : Bazire mentionne pour la première fois les bustes de Carrier-Belleuse et de Jean-Paul Laurens exposés dans une galerie de la rue Vivienne. Rodin écrit à Bazire pour le remercier de son article, paru en mars dans L’Intransigeant. Il souhaite le rencontrer et l’invite à l’atelier. Lors de sa visite, Bazire discute avec Rodin du scandale encore récent de L’Âge d’Airain, prenant la défense du sculpteur qu’il perçoit comme un artiste malmené par la critique, et composant des sonnets chantant les louanges de son œuvre.

Rodin et Bazire deviennent très proches. C’est le journaliste qui introduit Rodin au sein du cercle de Victor Hugo, rédigeant pour lui un brouillon de lettre pour obtenir du grand écrivain la permission de sculpter son portrait.

Bazire est ainsi à l’origine du Buste de Victor Hugo 1883) et, de ce fait, n’est pas étranger au travail entrepris par Rodin sur le projet de monument au poète. C’est également Bazire qui est à l’origine d’un autre et fameux portrait exécuté par Rodin : celui d’Henri Rochefort. Républicain convaincu et ancien communard, fondateur de L’Intransigeant et de La Lanterne, Rochefort défend l’œuvre de Rodin dès l’année de leur rencontre, en 1882. En 1884, Rodin donne de Rochefort un portrait particulièrement énergique.

Rainer Maria Rilke compte parmi les visiteurs de l’exposition de l’Alma en 1900, mais il ne rencontre Rodin que deux ans plus tard, tandis qu’il revient à Paris pour honorer la commande reçue d’un éditeur de rédiger une monographie sur Rodin. Celle-ci paraîtra en allemand en 1903, et dans une traduction française deux ans plus tard. Bien que leur rencontre soit intervenue tardivement dans la carrière et la vie de Rodin, elle a été déterminante pour le poète aussi bien que pour le sculpteur. Les deux hommes s’apprécient, notamment parce qu’ils partagent une passion pour l’Italie et Michel-Ange. Au cours de son deuxième séjour en France, Rilke occupe les fonctions de secrétaire personnel de Rodin, loge dans un pavillon du jardin de la Villa des Brillants à Meudon, et devient le témoin privilégié de la vie de Rodin, jusqu’à ce qu’une dispute entre les deux hommes l’oblige à partir. La réconciliation a lieu en 1908, alors que Rilke écrit à Rodin pour lui faire part de sa découverte de l’Hôtel Biron, occupé par quelques artistes, et qu’il l’invite à visiter. Rodin tombe immédiatement sous le charme de l’endroit, qu’il investit progressivement au point d’en devenir l’unique occupant. En 1919, deux ans après la mort du sculpteur, l’Hôtel Biron accueille la collection dont il a fait don à l’État, et devient le Musée Rodin.

Des soutiens illustrés et des adversaires farouches : Emile Zola, la société des gens de lettres et la commande du Balzac

Si Rodin bénéficie de l’amitié et du soutien de nombreux poètes et écrivains, il devient aussi la cible de certains d’entre eux. Certes, la critique qu’Edmond de Goncourt rédige à propos du Salon de 1890, où Rodin expose six sculptures, est encore marquée d’une ambivalence qui laisse transparaître une certaine admiration : « Rodin, Rodin, ça devient un sculpteur trop original, trop supérieur, trop grand artiste. » Mais d’autres écrivains se montrent beaucoup plus durs avec le sculpteur. L’épisode de la commande du Monument à Balzac en fournit l’exemple le plus significatif.

La Société des gens de lettres avait été fondée en 1838, sous la Monarchie de Juillet, notamment par Victor Hugo, Honoré de Balzac, Théophile Gautier, Alexandre Dumas, Georges Sand, et des auteurs soucieux de protéger leurs droits face à la multiplication des éditions clandestines. En 1888, elle décide de faire ériger un monument à Balzac, mort en 1850. La commande échoit tout d’abord à Henri Chapu, mais celui-ci est bientôt affecté d’une maladie qui l’emporte en 1891, avant qu’il aie pu livrer le monument. Emile Zola, qui est alors Président de la Société des gens de lettres, insiste pour que Rodin récupère la commande. Zola est en effet un admirateur de l’œuvre de Rodin. Les deux hommes, qui ont le même âge (cinquante ans en 1891), sont aussi amis, bien que l’on ne sache pas précisément la date de leur première rencontre - celle-ci remonte sans doute à la seconde moitié des années 1880. En février 1899, Zola rend visite à Rodin dans son atelier ; souffrant, l’écrivain ne peut toutefois pas vraiment se consacrer à l’étude de l’œuvre. Il n’empêche que Rodin correspond alors en tout point à l’idée du "grand artiste" dont Zola, en 1883, avait fait part à Huysmans, lui écrivant que les artistes qu’il aimait étaient les "grands créateurs abondants qui apportent un monde".

Au printemps 1891, c’est donc en toute logique que Zola commence à parler à Rodin de la commande d’un Monument à Balzac. L’écrivain, qui considère Rodin comme le plus grand sculpteur naturaliste, oriente la commission en sa faveur. Il va même jusqu’à faire dire à Rodin que la commande lui échoit, avant même que la première réunion de la commission n’ait eu lieu. Rodin fait parvenir à Zola une réponse enthousiaste : "Grâce à vous me voilà sculpteur de Balzac et patronné par Zola ! Me voilà encadré d’une manière redoutable." (9 juillet 1891)

Rodin se met au travail dans une atmosphère de confiance : la Société des gens de lettres accepte la première esquisse qu’il propose au début de 1892. Rodin est alors simplement censé l’agrandir. Mais des tensions finissent par survenir, car au 1er mars 1893, date prévue pour la livraison, l’œuvre n’est toujours pas prête. Rodin tente de rassurer Zola qui le presse : "Je vous assure que je ne travaille qu’à Balzac." Les critiques amis lui viennent en aide : Geffroy, grand admirateur et défenseur de l’œuvre de Balzac, et ami de Rodin, ébauche pour soutenir ce dernier un article expliquant la lenteur nécessaire du travail de l’artiste. L’œuvre de Rodin apparaît ainsi comme celle d’un nouveau Frenhofer, travaillant dix ans pour parvenir à une image parfaite. Rodin reçoit aussi le soutien de la critique Séverine (Carolyne Rémy, journaliste, féministe et anarchiste) et en retour vient en aide à ses engagements en faveur de la justice sociale.

En décembre 1894, bien qu’il aie quitté cette année-là la présidence de la Société des gens de lettres, Zola écrit encore à Rodin, dans une lettre envoyée de Venise, pour l’inciter à terminer son Balzac.

L’œuvre est finalement achevée en 1898, et le plâtre est présenté au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts et exposé dans la grande Galerie des Machines. La surprise et l’incompréhension du public face à cette œuvre audacieuse sont largement relayées et amplifiées par la critique. Les membres de la Sociétés des gens de lettres figurent bien entendu parmi la foule des visiteurs : son président Henry Houssaye (1848-1911), historien critique d’art et critique littéraire ; Raoul de Saint-Arroman, journaliste et dramaturge, auteur d’un essai intitulé La gravure à l’eau forte paru en 1876 ; Henri Lavedan (1859-1940), journaliste anti-dreyfisard, auteur de théâtre et de romans ; ou encore Alfred Duquet, avocat et historien. À l’issue des débats au sein de la Société des gens de lettres, le monument de Rodin, comme on pouvait s’y attendre, se voit refusé.

Si le Monument à Victor Hugo, lui aussi refusé, a tout de même connu une réception favorable lorsqu’il a été présenté au Salon l’année précédente, il faudra, en dépit des admirateurs et soutiens de Rodin, plusieurs décennies pour que le Balzac fasse enfin l’objet d’une reconnaissance publique : fondu en 1936, le monument en l’honneur du grand écrivain ne sera inauguré à Paris, à l’angle des boulevards Raspail et du Montparnasse, que le 1er juillet 1939.