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Entretien avec Bénédicte Garnier
Commissaire de l'exposition « Rêve d’Égypte »
Bénédicte Garnier, vous êtes responsable de la collection d’antiques de Rodin. Pouvez-vous nous présenter cette collection et la part que l’Égypte occupe ?
Rodin constitue une vaste collection d’antiques probablement dès le début des années 1890, et c’est alors une collection surtout tournée vers l’antiquité gréco-romaine et dans une moindre mesure, égyptienne. Le sculpteur s’intéresse plus tardivement à l’art asiatique ou médiéval. Il achète de petits objets auprès des antiquaires parisiens et les présente dans sa villa des Brillants à Meudon. À sa mort en 1917, la collection compte six mille cinq cents pièces dont plus de mille œuvres égyptiennes. Jusqu’en 1910, Rodin constitue une première collection de petits objets provenant de collections anciennes ou d’Égypte, revendus à Paris ; puis, à partir de 1910, il acquiert des antiquités plus importantes en taille et en qualité, mais aussi en nombre, issues de chantiers de fouilles. Il se fournit auprès d’antiquaires installés en Égypte, souvent sans voir les objets. Il a déjà en tête l’idée de créer son futur musée pour la postérité et l’éducation des jeunes artistes, préfiguré dès 1912 à l’hôtel Biron.
Comment se compose la collection égyptienne ?
Rodin collectionne avant tout des oeuvres sculptées. Sur les 1124 objets répertoriés, le musée conserve 288 statuettes et statues dont une trentaine en bois, 14 stèles funéraires, 87 reliefs d’architecture, fragments de parois de tombe ou de temple. Il s’intéresse également à la peinture murale et achète quelques fragments de peintures sur mouna (nom donné au mélange de limon et de paille hachée du Nil auquel s’ajoute une couche de plâtre). Il possède aussi 143 vases en albâtre, en pierre ou en terre cuite et 283 objets en os. Il compare les motifs des fragments de tissus coptes de sa collection aux traits des architectures médiévales qu’il saisit dans ses dessins. Sans oublier les 32 éléments de sarcophages, de cercueils, de masques ou les amulettes. En revanche, il n’achète ni papyrus ni portrait peint du Fayoum, pourtant très à la mode et bien présents sur le marché des antiquités.
Vous avez évoqué les antiquaires comme fournisseurs auprès du collectionneur, dans l’exposition vous les appelez les « passeurs » d’Égypte. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Les antiquaires sont en effet des passeurs par leur commerce des objets et nous en gardons la trace aux archives du musée. Les plus connus sont Marius Tano, Léon Paul Philip puis, dès 1910, Joseph Altounian et Joseph Brummer. Mais les « passeurs » ne sont pas que des antiquaires : il y eut également d’autres personnalités comme le poète Rainer Maria Rilke et sa femme, la sculptrice Clara Westhoff, ou encore les danseuses Isadora Duncan et Loïe Fuller qui, tous, firent le voyage en Égypte. Rodin fut invité en 1906 par l’égyptologue Georges Foucart à descendre le Nil, mais, malade, il déclina l’invitation. Ses amis et relations nourrirent son savoir par leurs récits.
Rêve d’Égypte est un titre qui évoque une Égypte fantasmée, est-ce le cas pour Rodin ?
Oui, Rodin vit à Paris dans un contexte d’égyptomanie, bien présente. Depuis la campagne d’Égypte de Napoléon Ier, les fouilles archéologiques et le percement du canal de Suez, les Français s’intéressent à l’Égypte. Les expositions universelles se parent de palais égyptiens, Verdi compose Aïda pour l’inauguration du canal de Suez, les comédiennes comme Sarah Bernhardt ou Colette se produisent dans des pièces inspirées par une Égypte fantasmée. C’est une période qui voit l’essor de l’égyptologie, un nouveau regard est en train de se développer sur les œuvres égyptiennes et Rodin n’est pas le seul artiste à collectionner des œuvres égyptiennes et à se passionner pour les inventions plastiques de l’art égyptien : Brancusi, Picasso, Matisse, … tous le regardent.
Qu’est ce qui intéresse Rodin dans l’art égyptien ?
Rodin y retrouve cette simplification des lignes et des formes, cet art du contour, toutes ces questions qui sont au centre de ses recherches à partir des années 1890-1900. Il admire le traitement de la monumentalité et l’aspect hiératique, caractéristiques que l’on retrouve en particulier dans son Balzac monumental ; je le cite : « On n’a pas voulu voir mon désir de monter cette statue comme un Memnon, comme un colosse égyptien. ». Rodin note aussi dans l’un de ses carnets : « Le Balzac est le Sphinx de la France ». Les critiques de l’époque feront également le rapprochement : Camille Mauclair précise : « Vu de derrière, il [Balzac] a la forme exacte des sarcophages égyptiens ». Le Balzac, statue qui est souvent présentée comme la première œuvre de la sculpture moderne, révèle ainsi peu à peu une parenté avec l’art égyptien.
Peut-on parler d’influence de l’art égyptien ?
Rodin a très peu copié d’œuvres ou de motifs égyptiens mais dans les années 1900, il annote ses dessins de mots comme « Égypte », « Isis », « Memnon », « Cléopâtre ». Sa statue La Pensée n’est pas sans évoquer les statues-cubes égyptienne. L’Homme qui marche, aux deux pieds posés sur le sol, s’il ne reprend pas exactement les canons de l’Égypte antique, montre un éloignement des canons classiques. L’art égyptien éclaire ses recherches pour saisir la vie.
Le site egypte.musee-rodin.fr est également un outil de connaissance irremplaçable de cette collection, pouvez-vous nous le présenter ?
Toutes les œuvres égyptiennes de la collection de Rodin font l’objet de notices détaillées, accessibles à tous sur ce site. C’est l’aboutissement d’un vaste programme de recherche. Nous travaillons depuis 15 ans à l’étude de ce fonds grâce à un partenariat avec le Centre de recherche égyptologique de la Sorbonne (cres), le Centre de recherche et de restauration des musées de France (c2rmf), le musée du Louvre et l’Université de Paris-Nanterre, et avec le soutien du ministère de la Culture.