Wim Delvoye

Wim Delvoye

Dans le cadre de sa programmation d’art contemporain, et en écho à l’exposition em>Corps et décors, Rodin et les arts décoratifs, le musée Rodin invite Wim Delvoye à exposer une sélection d’oeuvres emblématiques au sein de l’hôtel Biron et dans la cour d’honneur du musée.

Né en 1965 en Belgique, cet artiste aujourd’hui reconnu et exposé internationalement, propose une oeuvre qui, tout en puisant ses références dans une certaine tradition de l’art flamand, se développe selon les principes de l’économie actuelle mondialisée : entre local et global, de Gand – siège du « Studio Wim Delvoye » – à Pékin, où se trouve son « Art Farm ». Teintée d’ironie et d’iconoclasme, sa pratique artistique mêle imagerie populaire et culture savante pour mieux faire ressortir les contradictions et mutations de notre environnement contemporain.

Revisitant tous les genres, y compris les plus inconciliables, Wim Delvoye s’approprie la question du décoratif et la dynamite en rompant la cohérence supposée entre le motif ornemental et la fonction de l’objet, support de représentation. Un déplacement et un déclassement dont la surenchère met à mal et renverse toute notion de « bon » ou de « mauvais goût » dans les arts décoratifs.

Accueillant le visiteur dans la cour d’honneur de l’hôtel Biron, la sculpture monumentale Tour (2009-2010), s’inscrit dans les recherches menées par l’artiste sur l’architecture, dans sa dimension historique et sacrée, et la question du décor à l’ère industrielle. La présence de cette oeuvre néo-gothique de plus de dix mètres de haut, à la fois imposante et délicatement ouvragée, n’est pas sans effet sur le paysage visuel alentour, dont la ligne d’horizon croise le dôme des Invalides et le sommet de la Tour Eiffel toute proche. Réalisée en acier Corten découpé au laser, cette flèche flamboyante illustre la fascination de Wim Delvoye pour l’ère gothique, son architecture idéale et parfaitement symétrique. On retrouve cette interprétation de la forme parfaite dans la série des crucifixions présentées dans l’hôtel Biron : un crucifix anamorphosé reprend la trame et la forme elliptique d’une molécule organique (ADN).

En écho à la monumentale Porte de l’Enfer de Rodin, Gate (maquette) (2008) est la représentation en modèle réduit du portail de l’atelier de l’artiste. À l’instar de Rodin, Wim Delvoye décline dans cette oeuvre mécanisée les leitmotivs de son vocabulaire plastique, la figure de Monsieur Propre ou les logos des grands studios hollywoodiens. Le savoir-faire technique est ici contrebalancé par l’apparente légèreté du sujet ou du motif représenté.

Entre sacré et profane, artisanat et industrie, science et religion, art et scatologie, Wim Delvoye opère par appropriation, détournement, mixage et assemblage.

Highway to hell, Wim Delvoye au musée Rodin

Amélie Lavin

« J’adore ce genre de seuils : par exemple, tu manges dans un beau et bon restaurant, et ce qui se passe à deux centimètres derrière tes dents est horrible ! »

Wim Delvoye joue depuis des années avec nos goûts et nos couleurs, prenant un malin plaisir à rapprocher et à assembler images et références empruntées aux univers les plus éloignés possibles. Sans doute le plus grand collectionneur d’étiquettes de la Vache qui rit qui soit, l’artiste affirme « se sentir très proche de grands créateurs d’images comme Walt Disney, Andy Warhol et Joseph Beuys »*. Il est, à sa façon, passé maître dans l’art de fabriquer des images qui possèdent une puissance de déflagration phénoménale, de la bétonneuse en bois travaillée dans le pur style Louis XV aux carrelages de mosaïques réalisés à partir de photographies de ses propres excréments. Alliance des contraires chère aux Surréalistes, renversement des valeurs traditionnelles du bon et du mauvais goût hérité de Dada, goût pour la culture populaire post-Pop, tout s’arrange et se combine dans un joyeux et savant mélange, qui est aussi celui d’un XXIe siècle globalisé et multiculturel. Au terme de « mélange », l’artiste préfère d’ailleurs celui d’« émulsion », soulignant au passage que la collision n’aboutit pas à une dissolution chaque image, chaque code, chaque culture garde intacte sa puissance propre, démultipliant ainsi la charge explosive de la mixture.

Les Gandagas ;exposées au musée Rodin sont l’exemple type de ces « émulsions », explosives au sens propre comme au sens figuré, elles qui associent bonbonne de gaz de cuisine et motifs des vases grecs en céramique à figures rouges. Soit un élément du quotidien le plus prosaïque (mais tout de même, la dimension potentiellement « terroriste » en plus) accouplé avec le symbole par excellence de la culture grecque classique. Utilisé pour l’ornementation des vases, ce vocabulaire plastique, même sans être clairement lisible par tous, fonctionne comme une sorte d’icône, une image-type de l’Antiquité. Par ailleurs, replacé dans un contexte historique, il présente aussi un autre intérêt pour l’artiste. La technique de la figure rouge apparaît à Athènes au VIe siècle avant J.-C. et consiste non plus à inciser les figures mais à les dessiner en négatif, le fond peint en noir faisant apparaître en réserve les figures rouges, couleur de l’argile. Cette technique, en apportant une plus grande précision dans le dessin, permet aussi l’introduction du détail : les drapés deviennent plus complexes, les formes plus stylisées, des motifs pleinement décoratifs de fleurs ou de plantes apparaissent. D’une certaine façon c’est l’apogée d’une production qui ne dissociait pas encore l’artisanat, l’art et le décoratif que convoque ici Delvoye. Toute son œuvre, comme il l’affirme d’ailleurs lui-même, est en effet traversée par cette fascination pour les notions de décoratif et d’ornement, au cœur des débats artistiques depuis la Renaissance jusqu’à l’époque post-moderne.

« Je pourrais d’abord définir le décoratif de façon péjorative comme quelque chose de superflu et d’inutile. Le décoratif, c’est ce qu’on ajoute à l’œuvre et qui occulte sa logique. Mais, en ce sens, mon art n’est pas décoratif. D’autre part, je considère l’ornement comme un art de l’effet, c’est ce qui est immédiatement lisible et qui plaît aux gens. Ce que je fais est donc décoratif, mais pas comme une mascarade bourgeoise. Plutôt comme une écriture visuelle primitive, un art primitif. La beauté de base. Le décoratif est un langage de masse. »

Avec cette idée de l’ornement comme langage primitif, Wim Delvoye n’est pas loin des positions d’une anthropologie de l’art qui, avec Aloïs Riegl puis Wilhelm Worringer, au tournant des XIXe et XXe siècles, définit l’ornement non seulement comme origine historique de l’art, mais aussi comme besoin fondamental de l’homme, qui conditionne l’expression artistique de toute société, quelle qu’elle soit. Il en tire cependant une lecture qu’il désigne lui-même comme plus « marxiste », qui rejoint son obsession du renversement des valeurs culturelles, et l’amène à ce que Nicolas Bourriaud appelle « l’accouplement contre-nature du décoratif et du déchet, de la frise et de l’excrémentiel ». Rien de plus logique, si l’on croise cette vision du décoratif comme « langage de masse » et cette constatation de l’artiste que « la merde (…) est l’image la plus cosmopolite qui soit, plus universelle que Jésus ou Coca-Cola ».

En matière de réflexion sur l’art et le décoratif, le motif de la Porte est tout à fait emblématique. Le travail de Rodin sur et autour de La Porte de l’Enfer en est un exemple fameux. Gate - maquette de la Cloaca Gate, la Porte de l’atelier de Wim Delvoye à Gand - que présente le musée Rodin, en est sans doute un autre.

Le terme anglais gate, par opposition à door qui représente une échelle domestique et séculaire de la porte, renvoie plutôt à la porte monumentale, au portail de cathédrale, à la grille de château. La Porte de l’atelier de Wim Delvoye et sa maquette sont donc d’emblée liées à toute une tradition du monumental qui inscrit de fait l’artiste lui-même et tout l’œuvre que l’on imagine se tramer derrière sous le signe d’une certaine démesure. Quelque part entre la grille ouvragée en fer forgé dans la grande tradition classique et le portail de pavillon de banlieue, cette Porte rassemble tout un vocabulaire de formes récurrentes chez l’artiste : des armoiries, la figure virile et bodybuildée de Mr Propre associée à un intestin et aux logos conjugués des marques Ford et Coca-Cola, emblème de la fameuse Cloaca, la délirante machine à caca imaginée par l’artiste. Sans doute l’œuvre la plus célèbre de l’artiste, Cloaca fonctionne ici comme une signature. S’y ajoutent encore des sigles détournés de grandes maisons de production hollywoodiennes, telles la MGM et sa devise Ars Gratia Artis ou la Warner Bros, dont le WB inscrit dans un écusson est transformé en WD… la Wim Delvoye Company ?

Quoi de plus normal que cet étonnant et détonnant assemblage pour un artiste qui n’a de cesse de recycler toutes sortes d’icônes - celles du XXIe siècle étant, entre autre, empruntées au monde de l’industrie, du commerce et de la publicité – et qui affirme, lorsqu’on l’interroge « vouloir devenir une marque ». L’héritage de Warhol est ici très présent, et l’ambiguïté de cette affirmation la rend d’autant plus subversive au regard du monde de l’art et de son marché.

On pense évidemment à Rodin et à la façon dont il utilisa sa Porte de l’Enfer comme répertoire de formes et de figures travaillées ensuite de façon indépendante. À l’inverse, la Porte de Wim Delvoye fonctionne comme un condensé de sa manière, de ses déflagrations antérieures.

Le rapprochement avec Rodin se fait surtout lorsqu’on lit l’inscription placée au milieu de la Porte «Lasciate ogne speranza voi ch’intrate », « Abandonnez tout espoir, vous qui entrez ici ». Ce vers célèbre, extrait de la Divine Comédie de Dante est celui-là même qui ornait la Porte de Rodin avant de disparaître en même temps que les mains des Ombres qui le portaient. La référence commune à L’Enfer de Dante n’est pas fortuite, puisque Delvoye reconnaît avoir pensé à Rodin, tout en refusant cependant de voir dans La Porte de l’Enfer une véritable inspiration. La genèse de Gate est à trouver plus largement dans la convocation de plusieurs modèles qui fonctionnent comme autant d’emblèmes, parmi lesquels la Porte de Rodin peut trouver sa place. Les portes du baptistère de Florence, réalisées par Ghiberti pendant la première moitié du XVe siècle, en font partie, fameuses pour avoir été considérées comme l’œuvre fondatrice de la Renaissance ; puis les grilles d’honneur en fer forgée du XVIIe siècle, les portes de cimetières néo-gothiques, et sans doute leur version « cartoon-pâte » revisitée par Walt Disney. Et encore, la grille de Graceland, la maison d’Elvis Presley à Memphis, contre laquelle s’amassaient les fans du vivant de la star, dans l’espoir d’apercevoir leur idole. Et c’est aussi la grille, fictive celle-là, derrière laquelle les enfants devinent le fascinant et inquiétant domaine du chocolatier Willie Wonca, telle que décrite par Roald Dahl dans son roman Charlie et la Chocolaterie.

En creux, la Porte de Delvoye contient tous ces imaginaires, comme autant de mythes qu’elle aurait pu réactiver. Ce sont finalement Dante et l’image de l’Enfer qui l’ont emporté.

La version présentée au musée est une maquette. De taille réduite elle s’ouvre et se ferme néanmoins et nous appelle, au moins symboliquement, à la franchir. Mais il ne s’agit pas d’une maquette préparatoire, puisqu’elle a été réalisée à peu près en même temps que Cloaca Gate, voire un tout petit peu après. Comment interpréter alors cette réduction d’échelle, et quel statut donner à cette maquette qui n’en est pas une ? Wim Delvoye la considère à la fois comme une « réplique », et comme une « étude ». Une « étude », c’est-à-dire une pièce dont le statut aurait été de vérifier et de valider l’efficacité, la « photogénie » de l’œuvre grand format, qualité essentielle selon l’artiste, puisque « 95% des œuvres que je vois, je les vois dans des magazines ou des livres d’art ». C’est aussi une réplique, un objet à emporter avec soi, une trace, un souvenir. Pas si loin des Baisers de Rodin vendus en réduction comme pièces d’art décoratif.

Sur quel Enfer ouvre la Porte de Wim Delvoye ? On le sait, la porte est associée à toute une symbolique dans l’histoire des représentations. Elle est ce qui sépare deux espaces et ouvre sur une intimité qui est le plus souvent associée à celle de l’âme ou à celle du corps. Que l’on pense à cette tradition chrétienne de la représentation de la « Bouche de l’Enfer », dont un des exemples les plus frappants est sans doute la Porte dite Porte des Enfers du Jardin des monstres de Bomarzo. Cette Porte, sur laquelle figurait semble-t-il la phrase « Lasciate ogni pensiero, voi ch’intrate - citation quasi littérale qui nous ramène à Dante – est en effet la gueule béante d’un monstre.

De la bouche et de l’entrée des enfers comme ingestion, à l’anus et à la sortie comme déjection (on peut aussi penser ici à Freud et à ses interprétations de la porte comme symbole de la pénétration, en particulier lié au fantasme de l’analité), on n’est pas loin de toutes les pièces de Delvoye liées à la digestion et à l’excrément, dont l’apothéose serait la fameuse Cloaca.

Vous qui poussez la porte de mon domaine, attendez-vous au pire ! Voilà ce que semble nous annoncer la Porte de Wim Delvoye. Souvenons nous cependant que l’Enfer, chez Dante, est le chemin qu’il doit emprunter avec Virgile pour rejoindre le Paradis.

Pétri de culture religieuse, fasciné par l’art gothique au point de réactiver la puissance de l’architecture gothique dans des œuvres monumentales comme la Tour en acier présentée dans la cour d’honneur du musée Rodin, Wim Delvoye est un démiurge qui affirme que chacune de ses œuvres n’est que l’infime détail d’une œuvre gigantesque et interminable qu’il ne cessera de pousser toujours plus loin, toujours plus haut. Lui qui clame que Jésus est une icône et tatoua sur un cochon une image de Mickey Mouse crucifié transforme aujourd’hui ses Christs en boucles d’ADN, comme un pied de nez au renouveau d’une critique néo-conservatrice de Darwin et de l’évolutionnisme. C’est très sérieux et c’est à mourir de rire. Son christ contorsionniste n’a plus qu’à se mettre à chanter sur sa croix, comme dans un fameux film des Monthy Python :

« Life's a piece of shit
When you look at it
Life's a laugh and death's a joke, it's true.
You'll see it's all a show
Keep 'em laughing as you go
Just remember that the last laugh is on you.

And always look on the bright side of life... »

Prenez toujours la vie du bon côté.

Lieu(x) d’exposition(s)

Musée Rodin
77, rue de Varenne, 75007, Paris

Date(s)

Du 16 avril au 22 août 2010