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Sculpture et architecture
Sur le modèle du Paris d’Haussmann, les grandes métropoles européennes connaissent, dans la seconde moitié du XIXème siècle, une phase de transformation et de modernisation sans précédent, entraînant la construction de nombreux édifices publics et privés : opéras, bourses, chambres de commerce, fontaines, hôtels particuliers…
Pour mieux symboliser la richesse et la prospérité, ces bâtiments sont ornés de décors sculptés, confiés à des ateliers de sculpteurs-ornemanistes spécialisés dans ce type de chantier. C’est le cas de l’atelier qu’Albert-Ernest Carrier-Belleuse (1824-1887) dirige. Comptant plusieurs dizaines de praticiens, il réalise les décors de plusieurs édifices parisiens importants : Tribunal de Commerce (1864), Opéra de Paris (1864-1866), ailes du Louvre (1850-1865).
LES DÉBUTS AUPRÈS DE CARRIER-BELLEUSE
Quand Rodin le rejoint en 1863, il y retrouve ses condisciples de l’École Spéciale de dessin et de mathématiques, dite « Petite École », avec lesquels il travaille à la décoration de l’hôtel bâti en 1865 sur les Champs-Élysées pour la marquise de Païva. Pour le jeune sculpteur, ce nouveau travail est d’abord le gage d’une certaine sécurité de l’emploi. En effet, même si Rodin a obtenu, dès 1863, les commandes de deux figures de la Renommée pour la façade du Théâtre des Gobelins et un décor sculpté pour le Théâtre de la Gaîté, sa situation demeure précaire, lui qui ne bénéficie ni du prestige accordé à ceux qui sont issus de l’Ecole des Beaux-Arts, ni de leur réseau de relations.
Rodin apprend beaucoup de Carrier-Belleuse, qu’il suit lorsque l’atelier reçoit d’importantes commandes à Bruxelles. C’est une phase déterminante de son apprentissage sur le terrain : il découvre la réalité du fonctionnement d’un important atelier de sculpteur, une véritable entreprise organisée par la hiérarchie entre le maître, les praticiens et les nombreux corps de métiers mobilisés. Rodin s’en souviendra et s’inspirera de son fonctionnement lorsqu’il mettra en place son propre atelier au début des années 1880, suite aux commandes du Monument aux Bourgeois de Calais et de la Porte de l’Enfer.
Rodin est également confronté aux exigences de l’art monumental. Bientôt, il s’affranchit de son maître et quitte son atelier. Grâce au sculpteur belge Van Rasbourgh, avec qui il s’associera en 1873, Rodin travaille, pour le décor intérieur de la Bourse, à un Groupe d’enfants pour un fronton soutenu par deux paires de cariatides symbolisant le Commerce et l’Industrie, inspirées par celles de l’Opéra Garnier et de figures exécutées par Rude pour un hôtel particulier bruxellois. En 1871, Rodin et Van Rasbourgh entament deux groupes extérieurs ornant le sommet de la façade sud de la Bourse de Bruxelles, confiés à l’origine à Carrier-Belleuse, L’Afrique et L’Asie. Bien que la signature de Rodin n’y apparaisse pas, c’est bien lui qui en a réalisé la plus grande partie.
D’autres chantiers suivent bientôt : Palais Royal de Bruxelles (1872), Palais des Académies (1874), immeuble d’habitation du Boulevard Anspach (1874), pour la façade duquel Rodin sculpte trois figures (deux atlantes et une cariatide). Le retour de Rodin à Paris, en 1877, signe la fin de cette époque, même si Rodin réalise encore, à l’occasion, quelques travaux « alimentaires » d’ornementation sculptée pour l’intérieur de riches demeures.
LES CATHÉDRALES
L’intérêt de Rodin pour l’architecture ne s’arrête pas à ces constructions nouvelles : il se révèle plus étendu et éclectique.
En 1875, quittant momentanément la Belgique pour se rendre en Italie, il passe par Reims, où il est fortement impressionné par la cathédrale et ses sculptures. À l’automne 1877, il entreprend sa « tournée des cathédrales », qui le mène aux quatre coins de la France. Il ne se limite pas aux chefs-d’œuvre de l’architecture gothique, mais visite régulièrement, jusque dans les premières années du XXème siècle, églises et châteaux d’époques romane, gothique, renaissance et classique.
Vue de l'oeuvre
Opposé dès la fin du XIXème siècle aux restaurations excessives de Viollet-le-Duc, Rodin se fait le défenseur de l’architecture française dans un article intitulé « Un sacrilège national. Nous laissons mourir nos cathédrales », paru dans Le Matin le 23 décembre 1909 :
« La neige, la pluie et le soleil me retrouvent devant elles comme un grand chemineau de France, et je les découvre sans cesse : je les vois toujours pour la première fois. Pour les comprendre, il suffit d’être sensible au langage pathétique de ces lignes gonflées d’ombre et renforcées par la forme dégradée des contreforts unis ou ornés. Pour les comprendre, ces lignes amoureusement modelées, il faut avoir la chance d’être amoureux ; car l’esprit dessine, mais c’est le cœur qui modèle. »
La sensibilité de Rodin à la force expressive de ces bâtiments souvent abondamment ornés de sculptures aboutit à la publication en mars 1914 de son livre Cathédrales de France, préfacé par Charles Morice, et qui rassemble les notes, croquis et dessins accumulés depuis les premières visites de la fin des années 1870.
Vue de l'oeuvre
DE LA PORTE DU MUSÉE DES ARTS DÉCORATIFS À LA PORTE DE L’ENFER
À partir de 1880 et l’élaboration de la Porte de l’Enfer, ces visites architecturales vont aussi revêtir un caractère plus pragmatique. Rodin reçoit en effet la commande d’une porte monumentale destinée au Musée des Arts Décoratifs dont la construction est projetée sur l’emplacement de la Cour des Comptes, incendiée au cours de la Commune.
Pour ce qui deviendra la Porte de l’Enfer, Rodin s’inspire d’abord du modèle de la Porte du Paradis du Baptistère de Florence, dont les reliefs, exécutés par Ghiberti en 1425-52, sont organisés en caissons et médaillons. Au fil des esquisses, Rodin change toutefois de parti, puisant son inspiration dans les motifs des portails gothiques et des tympans sculptés des églises romanes, auxquels il mêle les profils des moulures des fenêtres Renaissance.
Rodin, pour qui « la commande de la Porte de l’Enfer réclame une connaissance plus approfondie des détails d’un monument », a en effet multiplié, au cours de ses visites des cathédrales, les notes, croquis et dessins — près de 2000 — qu’il exécute dans de petits carnets. Les sources des croquis sont parfois difficiles à identifier, car si les dessins sont relativement précis, il s’agit souvent non de vues d’ensemble, mais de détails : piliers, voussures, moulures, contreforts, dans lequels s’exprime l’intérêt de Rodin pour la façon dont la lumière modèle ces volumes. « Je deviens architecte, écrit-il, il le faut, car je complèterai ce qui me manque ainsi pour ma porte. »
Le musée ne sera jamais construit. À la place s’élève, en 1900, une gare de chemin de fer. Ironie de l’histoire, elle deviendra en 1986 le Musée d’Orsay, dont les collections abritent le plâtre de la Porte de l’Enfer.
ARCHITECTURE ET SCULPTURE : RECHERCHES PERSONNELLES ET ŒUVRE COLLECTIVE
Le goût de Rodin pour l’architecture se manifeste à d’autres reprises dans son œuvre sculpté. Dans ses recherches et ses montages, il associe parfois aux figures et fragments de corps des éléments de décor architectural : colonne, chapiteau, pilastre, gaine ornée de rinceaux. Devenue fragmentaire, l’architecture participe alors du mouvement d’ensemble et de la force d’expression des figures.
La conscience de l’importance de l’environnement architectural le pousse à réféchir aux conditions de visibilité de ses sculptures dans un contexte urbain. En 1913, lorsque l’Angleterre fait l’acquisition d’un exemplaire des Bourgeois de Calais, Rodin met à l’épreuve une idée à laquelle il songe dès 1885. Il souhaite placer le groupe au sommet d’un socle très haut, pour en découper la silhouette sur le ciel, tout en l’intégrant à l’échelle de l’architecture — le monument prenait place, à l’origine, à proximité du Parlement de Londres. Rodin fait donc construire dans son jardin de Meudon, à quelques pas de sa maison, un échafaudage de cinq mètres de haut, afin de pouvoir juger de l’effet produit.
Vue de l'oeuvre
Un projet de commande permet à Rodin de pousser plus loin cette association de la sculpture et de l’architecture. En mars 1898 Armand Dayot, inspecteur des Beaux-Arts et critique d’art, soumet à Jules Desbois l’idée d’un monument au travail pour l’Exposition Universelle de 1900. Desbois propose des noms d’autres sculpteurs pour que ceux-ci participent : Dalou, bien qu’il y travaille depuis plusieurs années, refuse de collaborer. En revanche, de nombreux autres sculpteurs acceptent : Falguière, Baffier, Charpentier, Injalbert, Mercié, Meunier, et Rodin, évidemment séduit par cette idée d’une œuvre collective, comme les cathédrales.
La direction de l’ensemble lui ayant été confiée, il propose à la fin de l’année 1898 une maquette en plâtre d’un projet de célébration de l’énergie créatrice : une tour rappelant la Tour de Pise et l’escalier du Château de Blois. À l’intérieur, un escalier en colimaçon permet de contempler les reliefs qui ornent une colonne centrale, sur le principe de la Colonne Trajane et de la Colonne Vendôme. Au sommet, se dresse le groupe des Bénédictions. À la base, un soubassement permet d’accéder à une crypte, encadrée par deux figures du Jour et de la Nuit.
Vue de l'oeuvre
La maquette est exposée en 1900, mais aucun financement n’est trouvé pour la réalisation du monument. Ainsi, comme toutes les cathédrales que Rodin admire tant, sa Tour du travail demeure inachevée.
LE GOÛT DE L’ARCHITECTURE
S’il ne devient finalement pas lui-même bâtisseur, Rodin assouvit son goût pour l’architecture d’une part en collectionnant les photographies de vues d’architecture ; d’autre part, et surtout, en choisissant de vivre et d’œuvrer au milieu des « vieilles pierres ».
Dans les années 1890, il abrite ses amours avec Camille Claudel dans l’hôtel rocaille à demi-ruiné de la Folie Payen (ou Folie-Neubourg), boulevard d’Italie (lien vers photo). Si en 1895 il fait l’acquisition à Meudon de la Villa des Brillants, récente et modeste maison de style Louis XIII, c’est surtout pour la vue magnifique sur la vallée de la Seine et sa proximité, grâce au train, avec ses ateliers parisiens du Dépôt des marbres, rue de l’Université. En 1901, il y installe le pavillon édifié l’année précédente pour son exposition Place de l’Alma. De conception moderne (la charpente est en métal), sa rotonde d’entrée, son portique et ses larges baies en plein cintre sont d’inspiration rocaille.
De 1907 à 1910, il trouve le moyen de faire remonter, dans son jardin, la partie centrale de la façade du château d’Issy-les-Moulineaux, bâti par Pierre Bulet à la fin du XVIIème siècle et incendié en 1871.
Vue de l'oeuvre
Mais c’est sans doute la découverte en 1908, grâce à Rilke, de l’Hôtel Biron (construit entre 1728 et 1730 par Jean Aubert, alors futur architecte des Écuries du Château de Chantilly) qui scelle ce lien entre sculpture et architecture. Rodin est séduit par l’association entre le bâtiment et ses jardins, et le voisinage prestigieux de l’Hôtel et du Dôme des Invalides. Alors temporairement occupé par des artistes, l’Hôtel Biron, pourtant promis à la démolition, devient le cabinet de travail et le lieu de réception de Rodin, avant d’être choisi pour abriter le Musée créé suite à la donation à l’État par le sculpteur de l’ensemble de son atelier. La relation à l’architecture se révèle ainsi déterminante, au début de la carrière de Rodin comme à la fin de sa vie et pour la postérité de son œuvre.
Vue de l'oeuvre
En 1908, Rodin réalise une sculpture, taillée dans un bloc de pierre, qu’il intitule d’abord L’arche d’alliance. Deux mains droites s’y entrelacent, dans un mouvement d’ascension en spirale, ménageant un espace intérieur en forme d’ogive. Cette ressemblance avec une voûte gothique, ainsi que la publication en 1914 du livre de Rodin sur les cathédrales, incitent le sculpteur à en modifier le titre, qui devient La cathédrale, traduisant ainsi l’ambition du sculpteur, mû par l’énergie du bâtisseur et l’élan spirituel qu’il exprime dans son œuvre.
BIBLIOGRAPHIE
- Corps et décors. Rodin et les arts décoratifs, catalogue de l’exposition, Musée Rodin, Paris 2010
- Vers L’Âge d’airain. Rodin en Belgique, catalogue de l’exposition, Paris, Musée Rodin, 1997. En particulier Hélène Marraud, « Monuments et sculptures architecturales » p. 81.
- Rodin en 1900. L’exposition de l’Alma, catalogue de l’exposition, Paris, Musée du Luxembourg, 2001. En particulier Véronique Matiussi, « La Rodinière », p. 52.
- Rodin. Le Musée et ses collections, éditions Scala, Paris 1996. En particulier Claudie Judrin, « Les dessins d’architecture », p. 45, et Alain Beausire, « Des lieux où vécut et travailla Rodin », p. 121.
- A. Le Normand-Romain & A. Haudiquet, Rodin, Les Bourgeois de Calais, éditions du Musée Rodin, Paris 2001.
- A. Le Normand-Romain, La Porte de l’Enfer, éditions du Musée Rodin, Paris.
- A. Le Normand-Romain & Hélène Marraud, Rodin à Meudon. La Villa des Brillants, éditions du Musée Rodin, Paris 1996.